Le p’tit gars du colon/11

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Editions Albert Lévesque (p. 126-143).


XI

LA TRAVERSÉE DU LAC.


I L ruminait donc son idée bien arrêtée, mais n’en disait mot.

Curieux homme, notre Gaudreau : faible et fort, changeant puis tenace, presque têtu quand il traçait d’inspiration quelque plan nouveau.

Hélas, pierre qui roule n’amasse pas mousse ! Que n’avait-il sauvé sa petite ferme d’Hébertville ? C’eût été, pour ses enfants surtout, le bonheur…

Maintenant l’essentiel était de recueillir le fruit de ce rude hiver.

Les arbres, sciés en longueurs de douze pieds, formaient de gros tas sur les bords de la Petite Péribonca. L’employé spécial pour le contrôle des billots avait tout examiné, tronc par tronc, compté, marqué, calculé la valeur : il s’était montré satisfait, répétant plusieurs fois, lui peu communicatif de caractère et de profession : « Pour de « la bel ouvrage », monsieur Gaudreau, c’est de « la bel ouvrage »…

Pardine ! ne le savait-il pas, le brave François ?

Mais là, de se l’entendre dire publiquement par l’homme de la Compagnie, il en était fier.

Il restait de lancer à l’eau pour le flottage vers le lac, ces milliers de troncs coupés, ébranchés, prêts à la tragique aventure.

Car le printemps, faisant son tour annuel, arrivait enfin dans ces régions du nord. Très vite, pour le pardon joyeux de son retard, il chassait la neige et les glaces, réveillait les sèves engourdies, rappelait les oiseaux migrateurs. Et presque d’un jour à l’autre, on verrait le flot des deux rivières et du lac s’emplir de soleil ; l’herbe des talus, les graminées des longs bancs de sable renaître et grandir ; de toute parcelle d’humus les fleurettes sauvages tressaillir aux souffles tièdes ; cent ailes accourues battre, briller, se pourchasser dans l’espace rayonnant.

Et nul ne s’apitoyait sur tant de cadavres mutilés : pauvres arbres frappés dans leur mâle verdeur ; forêts entières disparues… S’il faut qu’elles meurent pour que l’homme vive ?

Nul n’entendit l’immense plainte des solitudes. Mais bientôt l’écho tressaillit de bruits insolites : le heurt brutal contre l’eau de ces lourdes pièces jetées à la rivière. Il s’y mêlait des cris, des rires, parfois des jurons lamentables.

Du moins au chantier Gaudreau, l’homme seul eut de ces impatiences de métier ; les quatre enfants se réjouirent de la besogne neuve ; cela devenait un jeu très plaisant. Deux traverses solides d’épinette rouge vont en pente du gros tas jusqu’à la rive ; et là dessus roulent les billots qui dégringolent, plongent dans le courant rapide, réapparaissent, roulent encore sur eux-mêmes et sont emportés, poussés, traînés, battus par les flots écumants.

Du tas le plus en amont, l’équipe descend au second, puis au troisième, à tous les autres dressés près de la rivière. Et l’on est surpris de leur nombre, et du fier travail accompli, ces quatre mois, dans les neiges, dans le froid glacial, par le groupe vaillant venu de la petite ferme d’Hébertville.

Ah ! qu’ils eussent besogné magnifiquement sur ton lot d’abatis, pauvre colon découragé ! Vois ce qu’ils manœuvrent rondement ces troncs épais, rugueux et pesants… l’un après l’autre… Vire ! vire ! à l’eau !… marche donc, toi !… marche ! marche !… décolle, son sapin !… vas-y, la belle épinette !…

Ah ! le plongeon !… l’eau blanche et froide revole, asperge de gouttelettes rieuses le petit Eugène qui, de sa main nerveuse, frappait, pour l’activer, jusqu’au saut fatal, ce colosse de vieux pin : « Bonsoir ! et bonne chance !… »

Pourquoi Gaudreau s’est-il arrêté ? Pourquoi suit-il du regard cette pièce de bois superbe s’en allant pour toujours ?… Il songe au moulin lointain de son rêve. Que de planches donneraient ces troncs sciés en belles tranches luisantes et parfumées !

Son rêve !… Il s’obstine à le vouloir. Sa hantise le fait bourru :

— Quand finirez-vous, traînards ? Laissez donc ces fonds de tas : vous voyez bien que l’eau montante les disloque et les emporte.

La crue gagnait d’heure en heure. La débâcle sur le lac activait les flots et les billots. De ceux-ci quelques-uns s’accrochaient, de chaque bord de la rivière, aux branches retombantes des aulnes : d’autres s’accumulaient sur les rochers émergeant des remous. La hardiesse, l’endurance habile de nos petits « drivers » les refoulait dans l’irrésistible course vers le lac. Et, rendus là-bas, vogue la galère, plus on ne s’en souciait… Leurs billots, vendus et payés, se confondaient avec ceux innombrables de la Compagnie…

Un soir, rien ne resta plus sur la rive ou dans le courant : tous les tas avaient disparu. Le chantier Gaudreau reposait définitivement.

Que serait demain ?

∗∗∗

Petit François avait dormi longtemps.

De la lumière vive entrait dans la cabane, et, par la porte ouverte, une fraîcheur matinale et printanière délicieuse.

« Debout ! Debout ! » chantaient le soleil, la brise, les oiseaux, les bourgeons, les corolles jeunes… et ce réveille-matin que l’on porte en soi, qui soudain carillonne et fait ouvrir les yeux et tendre les bras au jour nouveau.

Petit François quitta la maisonnette : il s’est rendu, non loin du chemin battu par les « portageurs », dans un endroit qu’il aime… Plusieurs fois, il y a vu son père… Une pensée germa dans son esprit, sourit à son cœur, se fixa, devint conviction tenace. Quelle joie ! Certainement son papa songeait à reprendre ses cultures.

L’endroit lui parut bien choisi.

La petite ferme d’Hébertville s’effaça : plutôt, vint soudain renaître dans un décor nouveau qu’il trouva magnifique.

Devant lui, cette rivière large et bleue, presque violette ou noire par la présence d’un minerai dilué dans ses eaux : la courbe majestueuse qui la porte vers le lac entraîne le regard, et c’est l’immensité calme ou remuée d’une mer solitaire, infiniment nue et sans une voile découpée sur l’horizon. De l’azur et du soleil s’y baignent, y versent leurs clartés : c’est grandiose et captivant.

Peut-être François connaît-il mieux l’attraction des plaines déboisées. Fils de terriens, le sol est son meilleur amour. La voix des sillons lui parle au cœur : il l’entend, il l’écoute, il l’aime… C’est la vocation. Tout homme a la sienne : le bonheur s’y trouve à qui l’embrasse généreusement.

Comme ils seraient heureux, son papa, ses frères et lui-même, à cultiver ici, dans la solitude bienfaisante, cette terre neuve qui s’impatiente de donner sa moisson.

L’enfant s’est assis : la souche qui le porte domine de son léger promontoire une étendue toute bûchée que la charrue n’aurait pas grand’peine à remuer. Puis on sèmerait, puis on verrait le blé lever, mûrir : le soleil ferait sa bonne part… Toute la vie d’autrefois reviendrait…

Cher petit, d’un bon, le voilà du présent dans l’avenir !

Et soudain le rêve a disparu.

Quel est-ce canot venu du grand lac ? Il s’arrête sur le sable : un vieillard se dirige vers la maisonnette des Gaudreau. Petit François, très vite, le rejoint près du seuil ; et le beau vieux, alerte et souriant, l’accueille de cette parole étrange :

— Y peut-on rentrer chez-nous ?

Il pénètre à l’intérieur : l’enfant le suit : personne n’est au logis.

— Alors tu sais, l’p’tit gars, puisqu’on est chez nous, je m’assieds sans gêne…

Il examine tout autour de la cambuse transformée :

— Vous l’avez joliment bien réparée, ma maison…

Il n’en démord pas : chez-nousma maison… Petit François se dit : « On lui a pris sa demeure : il va nous mettre dehors… Ou peut-être est-ce un fou ?… » Il se le persuade : cette conviction le trouble.

Mais des pas, des voix connues : son père et ses frères, retour de la chasse : ils tendent un lièvre, une perdrix… Gaudreau voit le vieux :

— Bonté ! qui voilà ! l’père Jérémie Sainclair…

— Oui, Jérémie Sainclair, moi-même, en personne… et qui m’en viens reprendre mes chasse et pêche…

Petit François, naïf, demande :

— Papa, vous le connaissez ?

— Beau dommage, si on se connaît !…

C’est le vieillard qui répond, qui donne sa poignée de main chaude et vigoureuse :

— La bienvenue, Gaudreau, toi et tes gars, dans ma maison…

Il insiste sur ma maison. Et l’on trouve très drôle la situation.

— De fait, on n’est pas chez nous, pour dire le vrai, l’père, observe Gaudreau : c’est une aventure curieuse…

— Ta, ta, ta, se hâte Jérémie, vous l’avez quasiment rebâtie en neuf. Ça fait mon affaire… voilà tout. Et vous apportez de quoi manger ! Sans mentir, dépêchez-vous, les jeunesses… plumez-moi ce gibier, et qu’on dîne… j’ai faim pas pour rire…

On cause, on fume ; les garçons préparent la mangeaille… Les nouvelles vont leur train, semées de plaisanteries… Tout n’est pas drôle, pourtant : ni la maladie de sa fille qui retient le vieux trappeur de longs mois à la Malbaie… c’est de là que s’en était venu François Gaudreau : ses parents et les Sainclair voisinaient… on avait de quoi se raconter… ni cette pauvre Marie-Louise partie pour le ciel… ni la vente d’Hébertville… ni l’arrivée, dans la nuit, sur la Péribonca… cette cabane abandonnée…

— Et maintenant, votre chantier fini ? questionna Jérémie…

Les enfants espéraient un mot du père sur les plans d’avenir… Ils furent encore déçus.

Gaudreau sortit, suivi du vieux, sous prétexte d’un tour au magasin…

Il ne fut, en réalité, question que du projet de Mistassini…

Sainclair hochait la tête, en signe de désapprobation :

— Et tes enfants, Gaudreau ?

— Bien, j’amène là-bas mon plus vieux ; les trois autres pensionneront à Saint-Méthode… en attendant.

— Saint-Méthode ? reprit vivement le vieillard, tu sais, François, de bonnes terres sont en vente… Écoute, m’est avis, tu ferais mieux d’ouvrir un lot… c’est l’avenir de tes fils.

— La terre, la terre, fit brutalement Gaudreau : la malchance m’en a dégoûté… Ne m’en parle plus. Je ferai de l’argent plus sûr avec mon moulin… et plus tard, mes enfants s’établiront comme ils voudront.

Jérémie n’insista plus. Il offrit le service de son canot pour la traversée du lac. Gaudreau l’accepta très volontiers : le départ fut décidé pour le lendemain.

Tous deux revinrent à la cabane du vieux trappeur.

Midi. Festin. Coup de théâtre, à la François Gaudreau :

— Là, mes enfants, demain, nous nous embarquons pour Saint-Méthode.

Et l’annonce imprévue de ce nouveau départ remua le cœur des orphelins. Était-ce angoisse, regret, vague curiosité ?

Chacun s’en fut de son côté.

Théodule aperçut François :

— Regarde, sur la berge, le canot du bonhomme : c’est là-dedans qu’on va traverser.

Tous deux marchèrent par le sable fin, jusqu’au bord du grand lac.

Et soudain l’immense désir de voguer sur cette nappe d’eau les prit au cœur. Ils en rêvèrent la nuit.

∗∗∗

Un rêve peut se réaliser.

Ah ! que tout s’oubliait, sur le lac immense, en cette matinée joyeuse, des misères de l’hiver.

Charme nouveau ; bonheur inconnu que les quatre enfants savouraient tout à l’aise, rivés, tremblants un peu, toutefois, sur les banquettes minces du canot d’écorce. Car on ne pouvait bouger sur place : c’eut été le plongeon fatal.

Instable équilibre ! Image de nos joies terrestres ! Mais le regard s’activait, furetant partout ; les langues remuaient, sautillant sur tout objet…

— Tiens ! tiens ! cet oiseau blanc…

— Une mouette… déclare Aimé. Lui, le chasseur, il connaît tout cela.

— Voyez, fait Eugène, elle tombe à l’eau, elle se noie.

La belle envolée reprend l’essor, n’ayant qu’effleuré ces flots profonds.

Une épave arrive, frôle l’esquif ; petit Eugène tend le bras… c’en est assez ;  : on a failli chavirer. Papa gronde. Jérémie n’est pas content :

— Vinguienne de vinguienne ! ne « grouillez » pas.

Bon vieux, soyez, tranquille : ils ne « grouilleront » plus. Ils ont cru mourir !

Le canot file, rapide, bien d’aplomb ; c’est un charme. De l’avant, Sainclair, habile et vigoureux malgré toutes ses années, plonge de l’aviron, régulièrement, et d’un coup d’œil assuré conduit la barque par l’invisible sentier. En arrière Gaudreau l’imite, en cadence parfaite.

Tout à la poupe, siège comme un prince, messire Aimé. Sur le banc du milieu, côte à côte, visages vers l’immensité mouvante, Eugène et Théodule. Accroupi sur la pointe relevée de la proue, petit François, rêveur, les deux mains pendantes submergées par l’eau fraîche qui de plus en plus s’attiédit sous les rayons ardents.

Lequel songe au passé ?… Tout s’est bâclé si vite. Puis, dans l’embarcation fragile, impossible, par prudence, de tourner la tête pour l’adieu, pour le dernier regard à cette rive hospitalière, à la forêt lointaine, à la hutte pauvre qui fut bonne demeure, quatre mois de froidure et de rude besogne, à ceux qui repartent pour d’imprévus lendemains.

Que trouveront-ils de l’autre côté ? Et quand seront-ils rendus au rivage opposé de cette mer ?

De l’eau, de l’eau, de l’eau !

Ils ne parlent plus. Le silence du lac coupé de son étrange murmure, fige les mots aux lèvres. L’immobilité leur pince les jambes. Vraiment les bois, les rochers et les ravins : c’est meilleur ; au moins l’on s’y dégourdit et la gorge et les pieds. Qu’ils voudraient sauter par dessus bord, danser sur les vagues ! Folie ! Folie !

Saint-Pierre lui-même n’y tint pas longtemps.

De l’eau, de l’eau, de l’eau !…

∗∗∗

Vers le milieu du jour, on pointa sur l’ouest. Bientôt parurent les cimes de cyprès, leurs branches, la côte, les bancs de sable. Les petits frétillèrent. Jérémie gronda :

— Vinguienne, ne « grouillez » pas !

Un coup d’aviron superbe et fort… Houp ! plus de la moitié du canot, d’un élan, s’est calé sur un îlot de beau sable fin.

Stoppe et débarque !

On sort une boîte de provisions : les restes froids du beau dîner de la veille.

Une touffe d’osier sauvage a poussé tout exprès, c’est certain, pour hospitaliser sous sa verdure naissante les passagers du canot vert.

Et l’on mordit sans façon dans un gigot de lièvre, dans une aile de perdrix…

L’on but tout à l’aise, à plat ventre sur le sable tiède, par longues gorgées, dans la coupe large, pleine à déborder, l’eau claire venue des mille sources du nord.

Il manquait aux enfants leur dessert.

Jérémie le servit :

— Vous voulez ; une histoire ? S’ils la voulaient ! la mienne : je la connais mieux.

…Quand ma vieille mourut, nous restions à La Malbaie. Je n’étais plus jeune. Ma fille mariée, mes six garçons établis sur leurs terres : je quittais la place. Je m’en allais vivre seul. Pour vous dire, cette idée-là m’est venue je ne sais guère comment. Toujours que je partis…

Pit Laprise gagnait Chicoutimi : je le suivis. Rendu là… bonté d’un nom ! la ville me tomba sur les nerfs, c’est bien simple… vas dire comme on dit, j’y serais mort dans les huit jours. Je décolle.

…J’entends raconter que, vers le nord, il y avait ce lac… et de la forêt, en veux-tu, en v’là ! et du monde qui bûche là-dedans… Je me cogne le front : j’avais une idée.

Je me grée d’un fusil, d’une hache, d’un brin de manger… marche sur Hébertville. C’était aux approches de tous les Saints… fin d’automne : un bon temps par les chemins : ni chaud, ni froid.

Un gars montait au chantier… « Eh ! le vieux, qu’il me hèle, il y a place encore. »

Je m’enfonce dans son paquetage…

Marche, La Grise !… c’était un gros blond.

— « L’homme ? » demande Théodule, l’enfant terrible.

— Le cheval. Ça n’y fait rien… Marche, La Grise ! pareil.

On marche.

Et puis, j’aperçois l’eau… « Vinguienne ! que je me dis : ce lac… c’est pas la mer à boire ! » Il y avait là des hommes, des voitures, des canots : un portage en règle pour le grand magasin des Price…

Une « jeunesse » de Chicoutimi, morfondue, — ça tient pas bien longtemps, ce monde des villes — me vend son canot, sur un ordre pour mon garçon Hector, du troisième rang. Il est en moyens, le bougre, plus que le bonhomme !… et bonsoir, la compagnie ! J’embarque et je traverse… c’est comme si je voyais des pistes sur les vagues… j’arrive droit sur l’entrée de la rivière…

Puis, là, je commence ma vie.

Une cabane de branches : petitement, les enfants, pour durer longtemps. Je tue l’orignal, je poigne l’ours au piège, je prends le poisson dans des rets ou des trous de glace. L’Anglais du magasin me compte ma chasse et ma pêche en provisions, en butin d’habillement, en planches, en gréement pour ma maison.

Là… mes petits : c’est le bonheur.

J’ai pas de chicanes avec personne ; je prie le bon Dieu ; j’ai mon chapelet ; je gagne mon existence ; j’ai le grand air du lac… des milles et des milles de bois où je suis le maître. Et quand je mourrai, je me figure : saint Pierre, il me dira : « Toi, le vieux, viens ici dans mon paradis… conte-nous des aventures. »

— « Pour le sûr, saint Pierre, que je répondrai, que j’entre… » Croyez-vous, les enfants, c’est une bonne place, le paradis, pour y finir ses jours d’éternité !

Il rit, bourre son brûlot, lance une fumée de cheminée…

∗∗∗

L’esquif est reparti.

Ce n’est plus autant la haute mer. Toujours, sur la droite, plus proche ou plus en recul, le rivage… monotone peut-être, quand la course est longue… du sable, des épinettes, des ondulations, des marécages de haut foin bleu d’où s’envolent de lourds oiseaux, d’où partent les appels d’animaux invisibles. Et c’est mieux que l’immensité morne des grandes eaux pour ceux qui n’ont jamais connu que la bonne terre tant plus vivante.

D’ailleurs, voici des beautés tout à fait du goût d’un p’tit gars de colon : l’embouchure d’une rivière.

Le vieux Jérémie l’a montrée de son aviron tendu comme un long doigt, et qui ne tremble pas, je vous assure, le vaillant homme : la Mistassini.

Ce nom fait sursauter Gaudreau intérieurement… Pour tout autre, Mistassini n’a rien réveillé. Lui seul voit, très loin, construit dans son rêve, le moulin rustique au déval de la grande chute.

Aperçue du lac, la noble rivière est d’un calme superbe. Si je vous disais qu’il y a, plus haut, des courants, des remous, des rapides, des chutes colossales… À voir, sur trois milles de largeur, ces méandres paresseux, ces longs bras qui s’étirent, ces îlots tranquilles bien assurés de n’être emportés jamais, vous me répondriez poliment qu’au moins j’exagère.

Très bien. Contentez-vous, comme le font nos passagers du canot vert, d’admirer l’étonnante végétation de ces lieux humides… corbeilles de verdures à fleur d’eau ; bosquets énormes de saules et de peupliers grandissant librement sur des battures, parmi les herbes folles, l’idéal abri du gibier de mer.

Un coup de fusil là-dedans. Jérémie l’essaya : tout un peuple effarouché s’en échappe à grands cris et fiévreux coups d’ailes.

Eugène et François frappèrent des mains. L’esquif oscilla ; Sainclair ne lança pas son « Vinguienne » parce que l’on touchait quasiment le fond de sable et que la peur de sombrer eût été trop bête.

Bien mieux, il songea tout d’un coup. L’idée lui vint, un peu tard, que ces parages d’ombre et de soleil devaient fourmiller de poissons. Il palpa ses vastes poches. Théodule vit le geste et comprit la pensée :

— La trôle ! la trôle ! père Jérémie.

Le vieux sourit, sortit la longue ficelle au bout de laquelle flotte sur l’eau ce bouchon traître, et la cuiller rouge qui se trémousse dans l’onde, et le petit crochet sournois qui tente et capture…

— Attention ! doucement ! fait Aimé qui de l’arrière de l’embarcation tient la ligne. Ça mord ! je vous dis qu’il s’est poigné !

Ce coup sec… tire et tire la ficelle à deux mains… houp ! dans le canot !

Mossieur ! mes amis… vinguienne ! ceinturon ! tous les « sacres » innocents, bonté divine ! quel brochet !!!

Ils le contemplent, le tâtent, le pèsent :

— Un souper chic, ce soir.

— Assez ; pour le déjeuner, demain.

— Et peut-être encore pour le dîner…

Grave discussion.

Silence ! Trois tintements ! une fois… deux fois… trois fois… sonnerie plus longue : l’Angelus.

Ils l’ont récité pieusement, tête découverte. Oh ! l’émotion douce ! Depuis des mois entiers plus un son de cloche.

Elle vibre, peu forte, petite cloche de mission, mais si consolante, si mélodieuse par dessus l’eau paisible du lac.

Ils se dépêchent. Le canot glisse, nerveux.

Comme on sortait d’une baie sous des trembles géants, l’horizon parut de feu. Le soleil se couchait dans son apothéose de pourpre, de rouge, de violet, incendiant l’immensité.

Puis, très nette, une chaumière se montre ; une autre, là-bas ; en voici trois ou quatre groupées. Le vent tiède charrie dans l’espace des arômes de terres labourées… Un clocheton se dessine sur l’opale du soir…

— Saint-Méthode, prononce le vieux Jérémie Sainclair.

Petit François, tout à l’avant du canot, s’est mis à genoux, bien doucement. Il regarde avidement le paysage nouveau dans son décor vespéral.

Une paroisse jeune lui souhaite, de loin, la bienvenue. Les terres neuves l’appellent.

Sa main candide salue, naïve et joyeuse, comme on « bonjoure » une personne aimée qui nous attend sur le rivage.