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Les Forçats du mariage/4

La bibliothèque libre.
Librairie internationale (p. 45-58).

iv


À dix heures du matin, après avoir dormi trois heures à peine, Robert s’éveilla parfaitement dispos. Ce qui surprenait en lui, c’était cette merveilleuse vitalité qui réparait si promptement les fatigues nerveuses ; c’était aussi cette vigueur ou peut-être cette mobilité d’esprit qui lui permettait de réagir aussitôt contre les impressions pénibles.

Cependant, quand il se rappela les événements de la veille, il eut un moment de stupeur. Avait-il rêvé ? Comment avait-il pu s’engager autant vis-à-vis de Juliette ? Comment avait-il fait aux Rabourdet l’affront de manquer au rendez-vous sans les prévenir ? Enfin ces 60,000 francs perdus au jeu dansaient dans son cerveau encore engourdi. De quelle manière pourrait-il réparer ces fautes et ces désastres ?

Il s’étonna de se sentir aussi calme en face de ces embarras qui lui paraissaient inextricables. Il en conclut que l’être humain est d’autant plus insouciant que son existence est plus précaire, et l’avenir, plus désespéré. Autrement, se dit-il, comment expliquer que tant de malheureux aient le courage de vivre ?

Cependant il fallait prendre un parti, quel qu’il fût : il résolut de se laisser aller à la dérive, et de suivre le cours des événements. Il se présenterait d’abord chez les Rabourdet.

Heureux de cette résolution, il déjeuna avec plus d’appétit qu’il n’avait dîné la veille, et sortit presque allègre.

À une heure, il sonnait à l’hôtel de la rue de Provence. La famille Rabourdet achevait de déjeuner.

M. Rabourdet était un parvenu dans l’acception la plus boursouflée. Il avait la majestueuse encolure et l’embonpoint des satisfaits ; sa figure, à la fois auguste et épanouie, annonçait bien l’homme arrivé au but de ses efforts. Il possédait ce qu’il appelait avec emphase « le génie des affaires. » Il avait débuté dans la carrière commerciale comme simple mercier, et en avait gardé l’aptitude pour les détails minutieux de l’existence.

Mais « sa haute intelligence, c’est lui qui parle encore, aspira bientôt à reculer les bornes de cet horizon mesquin. » Les grandes affaires, les vastes spéculations l’attiraient impérieusement. Il se sentait créé pour les hautes fonctions sociales. Il lui fallait une royauté, n’importe laquelle. Ayant appris qu’en Amérique, un riche spéculateur avait reçu le surnom de roi de l’huile « oil king, » la vocation de Démosthènes Rabourdet fut aussitôt décidée : il n’embrasserait pas le commerce des huiles, mais le commerce des cotons. S’il n’avait pas encore conquis le titre de « roi du coton, » il avait du moins réussi à réaliser dans cette industrie une fortune colossale.

Maintenant, il caressait à part lui une ambition secrète : il voulait arriver à la députation ; car il se croyait orateur. Il prenait pour de l’éloquence ses phrases ampoulées et creuses.

Tel était le motif caché de l’alliance qu’il contractait avec le comte de Luz. Il espérait que ce mariage lui rallierait aux prochaines élections le parti légitimiste fort influent dans son département.

Au résumé, M. Rabourdet, en raison de la valeur qu’il s’accordait, en raison surtout des brillantes destinées auxquelles il se croyait appelé, était un franc égoïste. Dans son intérieur, il se montrait absolu, tyrannique. Un phrénologue lui ayant dit, à l’aspect de son crâne chauve et élevé : « Vous avez la bosse de l’autorité, vous êtes né pour le commandement, » il fallait que tout ployât au moindre de ses caprices.

Mme Sophie Rabourdet était une petite femme rondelette, douce, un peu timide et passive. Vivant avec un être qui se croyait digne de commander à l’univers, elle s’était naturellement reléguée au second plan. C’était une de ces natures prédestinées au martyre. Elle avait beaucoup souffert néanmoins avant d’être brisée ainsi. D’abord elle avait aimé ou plutôt adoré son mari comme un fétiche, un demi-dieu ; mais M. Rabourdet avait dédaigné cette tendresse, qu’il trouvait trop bourgeoise.

Enfin, la pauvre femme avait appris un beau jour que son mari entretenait une danseuse et fréquentait les coulisses.

Ç’avait été le dernier coup. Alors toute sa tendresse refoulée se reporta sur sa fille. Elle n’eut plus qu’une passion, un mobile, l’amour maternel. Elle poussait si loin ce sentiment, qu’il touchait parfois au ridicule, mais souvent au sublime. C’était une adoration aveugle, un dévouement, une abnégation de tous les instants. Longtemps elle avait tremblé pour les jours de Marcelle. Elle s’était habituée à mille soins qu’elle croyait encore nécessaires. Elle la voyait toujours enfant et la couvait de cette sollicitude inquiète qui ne s’adresse d’ordinaire qu’aux petits. Elle souffrait de ses moindres peines, et ne connaissait d’autre bonheur que celui de la voir goûter un plaisir.

La marier ! elle n’en avait pas écouté la proposition sans terreur. La marier, ce serait peut-être se séparer d’elle. Qui la soignerait alors ? Qui donc irait voir chaque nuit si elle était bien couverte, si elle dormait d’un sommeil paisible ? Qui s’occuperait de sa toilette ? car Mme Rabourdet s’était faite aussi la femme de chambre de Marcelle. Et s’il allait la rendre malheureuse !

À cette pensée, ses pleurs coulaient abondamment. Aussi, en la voyant ce jour-là, morne, songeuse, indifférente à ses caresses, la tendre mère maudit-elle intérieurement cet inconnu qui venait lui voler le cœur de son enfant.

Marcelle, en effet, était pâle, de cette pâleur diaphane que produisent les souffrances du cœur. Ses yeux tristes étaient entourés d’une ombre maladive qui annonçait une nuit passée sans sommeil. Elle appuyait sur sa main sa tête languissante et ne répondait qu’avec effort aux questions de sa mère.

— Voyons, mon petit mouton, suppliait Mme Rabourdet, mange seulement cette aile de perdreau pour me faire plaisir.

— Je ne le pourrais pas. Je n’ai pas faim du tout.

— Tu es donc malade ?

— Non, je ne me sens aucun mal.

— Alors tu as du chagrin ?

— Je t’assure que je n’ai rien, chère mère.

— Rien, rien, je vois bien, moi, que tu as quelque chose.

Et la pauvre femme poussait un énorme soupir.

— Moi, je sais ce qu’a la fillette, dit d’un air fin Démosthènes Rabourdet. Elle est triste parce que le comte nous a fait faux bond hier au soir.

— Sa conduite est infâme, inexplicable, exclama avec une colère concentrée la douce Sophie.

— Mon Dieu ! c’est un jeune homme, que voulez-vous ? repartit M. Rabourdet.

— Ce que je veux, c’est qu’il ne fasse pas souffrir ma fille.

— Ta ta ta, bêtise ! Il faut que les femmes sachent attendre.

— S’il la fait attendre déjà, que sera-ce plus tard ? Non, non, je ne veux pas qu’elle souffre comme moi, pauvre mignonne ! Je ne le veux pas, dit Mme Rabourdet, qui trouvait l’audace de résister à son mari, quand il s’agissait du bonheur de sa fille.

— Vous ne serez jamais qu’une bourgeoise, répliqua l’auguste mercier en jetant avec humeur sa serviette sur la table, et jamais vous n’entendrez rien aux façons du grand monde.

— On les connaît, les mœurs du grand monde. Le demi-monde est moins corrompu.

— Parbleu ! le grand monde, c’est deux demi-mondes, repartit Démosthènes très-satisfait de sa réplique.

— Non, s’écria de nouveau Sophie avec toute son énergie maternelle, Marcelle n’épousera pas ce monsieur. Elle serait malheureuse, je le devine, je le sens là. Profitons, pour rompre, de l’impolitesse qu’il nous a faite hier.

— Taisez-vous, vous êtes folle ! Ce mariage se fera, je le veux, et qu’on ne revienne pas sur ce sujet.

Il se leva d’un air imposant et sortit.

Alors Mme Rabourdet se rapprocha de sa fille. Elle avait les yeux pleins de larmes.

— Écoute-moi, ma chérie, j’ai été bien malheureuse avec ton père. J’ai tout supporté à cause de toi ; mais te voir souffrir, c’est la seule douleur que je ne pourrais endurer.

Marcelle appuya sa tête sur l’épaule de sa mère et sanglota.

— Je le savais bien, que tu avais du chagrin ! Et tu me le cachais, vilaine égoïste. Est-ce que déjà tes chagrins ne sont plus à moi ? Tu veux rompre ce mariage, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi aussi, je le veux, car j’ai peur, j’ai très-peur que ce beau comte ne fasse le malheur de ta vie.

— Ah ! mère, il a l’air si bon, se récria Marcelle.

— Tu l’aimerais ?

— Oui, mère, de toute mon âme.

— Pauvre petite ! soupira Sophie.

Et elle laissa tomber ses deux mains sur ses genoux avec une expression de désespoir.

— Tu veux donc l’épouser !

Marcelle, pour toute réponse, jeta ses bras au cou de sa mère. Et un instant, ces deux excellentes créatures confondirent leurs larmes.

— Promets-moi, du moins, reprit Mme Rabourdet, que tu m’aimeras toujours un peu.

— Est-il possible que je cesse de t’adorer, chère mère, tu m’aimes tant !

— Et je te verrai tous les jours, n’est-ce pas ?

— Sois tranquille, j’obtiendrai de mon mari que nous ne nous quittions jamais.

— Au moins je serais là pour te défendre, si…

— Contre mon mari ? Il m’aimera, va, j’en suis sûre. Je l’aimerai tant, moi !

— J’espère bien qu’il t’aime déjà. Ne te l’a-t-il pas dit encore ?

— Non ; mais ce n’est pas étonnant, tu restes toujours là.

— Eh bien ! il viendra tout à l’heure sans doute, je te laisserai seule avec lui.

— Il me semble que j’aurais peur.

— Tu as raison, je resterai ; c’est moi qui l’interrogerai, et je saurai bien découvrir…

En cet instant même on sonna à la porte extérieure de l’hôtel.

Marcelle tressaillit, s’élança vers la croisée. Elle vit entrer le comte. Et toute rouge, le regard joyeux, le visage transfiguré :

— C’est lui ! s’écria-t-elle en s’appuyant à un fauteuil, comme si elle défaillait. Je n’osais te le dire ; mais j’avais peur qu’il ne revînt pas. Laisse-moi le recevoir seule, je préfère lui parler moi-même.

— Comme elle l’aime ! murmura la pauvre mère.

Cependant Robert avait été arrêté dans le vestibule par son futur beau-père.

— Eh bien ! lui demanda M. Rabourdet, pour quoi n’êtes-vous pas venu hier ? Marcelle est malade et Mme Rabourdet fort mécontente de vous.

Robert balbutia quelque mauvaise excuse.

— C’est bien, je comprends… Une femme, reprit à demi-voix, avec un clignement d’yeux expressif, le futur Démosthènes de la Chambre. Une chaîne difficile à rompre, je parie. Elle s’est cramponnée, la malheureuse, et vous l’avez consolée de votre mieux. Est-elle brune ou blonde ? J’ai entendu parler d’une princesse. Avez-vous dû en faire de ces passions, heureux scélérat ! Ah ! si j’avais eu votre physique, votre nom, une vie moins laborieuse ! Mais je n’ai que cinquante ans ; et tel que vous me voyez, je suis encore vert. Je compte que vous me présenterez à vos amis et à vos amies, car je suis grand amateur.

— Et la morale, objecta Robert en riant.

— La morale, allons donc ! Entre nous, c’est bon pour les naïfs et pour les gens qui n’ont pas le sou. Vous ne me connaissez pas, mon cher. Je suis un esprit supérieur qui juge de haut les choses et les hommes.

— Et les femmes, à ce qu’il paraît.

— Hein ! j’ai deviné. C’est la princesse qui vous a empêché de venir hier. Je vous pardonne, car moi aussi j’adorerais les princesses.

— En effet, une rupture difficile, repartit Robert, qui voulait commencer sa confession générale.

— C’est bon, c’est bon ; je connais cela. Mais que direz-vous à Marcelle pour obtenir votre pardon ?

— La vérité.

— La vérité ! juste ciel ! Gardez-vous en bien. Est-ce qu’on avoue jamais ces choses-là ? C’est déjà bien assez qu’elles se doutent, ces pauvres femmes ! Ah ! une petite recommandation : Marcelle est une charmante fille, vous en ferez une délicieuse comtesse. Mais elle est fort impressionnable. Sa mère l’a beaucoup trop gâtée. Que voulez-vous ? les mères sont si tendres ! Et moi, les affaires, les coulisses, — les coulisses de la Bourse et un peu aussi celles des théâtres, ajouta-t-il en se cambrant d’un petit air fat — m’ont empêché de veiller à son éducation. J’aurais voulu la mettre au Sacré-Cœur. Impossible ! Mme Rabourdet, qui est jalouse, n’ayant plus que moi à aimer, m’eût accablé de sa tendresse. J’ai fermé les yeux ; car je suis bon homme. Donc Marcelle, élevée en serre chaude par une mère trop faible, est un peu nerveuse quelquefois. Elle ne se plaindrait pas ; elle souffrirait en dedans. Ayez des ménagements pour la chère petite. Si vous deviez la tromper, trompez-la bien. Que jamais elle ne se doute. Selon moi, c’est là toute la morale du mariage… pour les hommes, entendons-nous.

— Hélas ! monsieur Rabourdet, nous sommes bien obligés de l’avouer, pour les femmes aussi.

— Nous nous comprenons admirablement, je le vois. Tenez, je vous ai deviné tout de suite. J’ai vraiment une pénétration qui m’étonne moi-même. Nous recauserons de cela. Adieu ! on m’attend. Consolez Marcelle. La fillette raffole de vous.

— Voilà un singulier beau-père ! pensa Robert. Qui donc, en voyant ce mercier chauve et ventru, pourrait soupçonner en lui ces principes échevelés ?

Il trouva Marcelle au salon. Elle était assise à demi ployée, songeuse, le front penché en avant. Il y avait tant de douceur, de résignation dans cette attitude courbée et mélancolique, que Robert en fut profondément touché. Il courut à elle avec l’élan de sa chaleureuse nature.

Marcelle lui tendit la main, voulut sourire ; mais ses lèvres émues se refusèrent à cet effort.

Sa pâleur, le bonheur mêlé de souffrance qui soulevait sa poitrine, achevèrent d’attendrir le comte.

Il s’assit à côté d’elle.

— Comme vous nous avez inquiétés hier au soir ! Je n’ai pu dormir, dit-elle avec un accent de timide reproche.

— Pardonnez-moi, chère Marcelle ; si vous saviez dans quel grave embarras…

— Je vous pardonne de tout mon cœur ; mais promettez-moi, jurez-moi que jamais vous ne me ferez attendre ainsi.

— Je vous le jure, s’écria Robert très-sincèrement, si toutefois vous daignez m’accorder votre main, lorsque je vous aurai dit…

— Je ne veux rien savoir, monsieur, et je daigne vous accorder ma main.

Mais Robert insista.

— Laissez-moi parler, reprit-il avec gravité. Vous ne me connaissez aucunement. Avant d’accepter votre main si confiante et si loyale, je veux me montrer à vous tel que je suis.

Marcelle eut peur ; car elle redoutait quelque révélation qui la forcerait à le mépriser ou à le haïr. Sa pupille se dilata, ce qui était chez elle le signe d’une anxiété violente. Elle appuya la main sur son cœur comme pour y comprimer une douleur.

— Parlez vite, alors, fit-elle.

Robert lui conta toute sa vie de plaisir et de désordre, et lui montra son vrai caractère.

Puis il se mit à genoux et prit dans ses mains les mains tremblantes de la jeune fille.

— Je vous ai fait une confession aussi entière que je l’eusse faite à un prêtre. Vous me connaissez à présent. Serez-vous assez généreuse pour me donner l’absolution, assez vaillante pour regarder l’avenir sans trop d’effroi ?

Marcelle était bouleversée par tout ce qu’elle venait d’entendre. Mais Robert était à ses genoux repentant, suppliant presque, ce beau comte si séduisant, tant vanté… Elle éprouvait tout à la fois une ivresse de cœur et une ivresse d’amour-propre. Il eût pu accuser les plus grands crimes, elle eût tout pardonné.

Attachant sur lui un regard pénétrant, perplexe :

— M’aimez-vous ? dit-elle.

— Je vous adore.

En cet instant, il disait vrai.

Alors Marcelle se rapprocha de Robert.

— Je vous confie, murmura-t-elle doucement, ma vie entière, mon bonheur et mon honneur aussi. Faites-en ce que vous voudrez, ils sont votre chose, votre bien.

— Merci, ah ! merci, mon amie adorée.

— Votre femme.

— Oui, ma bien-aimée femme.

Et il la pressa tendrement, respectueusement dans ses bras, effleurant à peine de ses lèvres la blonde chevelure de la jeune fille.

Marcelle éprouva un bonheur si profond, qu’elle ferma les yeux. Il lui sembla qu’elle planait dans l’infini.

Robert éprouvait, lui aussi, un sentiment qu’il n’avait jamais connu, la passion chaste. Le mariage, qui avait été jusqu’alors le point de mire de ses intarissables satires, lui apparut tout à coup comme une institution auguste, morale, sainte même. Il comprit, ce ne fut qu’un éclair sans doute, l’union indissoluble des cœurs, l’amour éternel.

Quand il fut dehors, il pensa à Juliette. Un souvenir lugubre, le souvenir de Mme Delormel, traversa son esprit. Il murmura : « Pauvre enfant. » Et deux larmes roulèrent sur ses joues. Mais quels que fussent ses regrets, il ne songea plus à revenir sur sa résolution.