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Les Forçats du mariage/5

La bibliothèque libre.
Librairie internationale (p. 58-74).

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Juliette Delormel était une superbe fille au profil oriental, à la démarche tantôt altière, tantôt féline. Sa nature, comme celle de Robert, semblait éclose sur une terre de soleil. On sentait un feu contenu dans la pâleur mate de son teint, dans ses paupières bistrées, un peu lourdes, dans ses longs yeux à demi-fermés, tantôt bruns, selon la lumière, tantôt d’un vert orangé zébré d’or. On eût dit que l’atmosphère embrasée des tropiques avait répandu ses ardeurs dans cette complexion énergique et jeté sa flamme dans ces prunelles à rayons dont le regard brûlait.

Son nez légèrement busqué, aux narines soulevées, ses lèvres voluptueuses d’un incarnat humide, sa noire et massive chevelure, son cou un peu gras sur lequel se tordaient des boucles rétives, accusaient une de ces organisations chez lesquelles la passion impétueuse domine la tendresse et le sentiment du devoir ; une de ces organisations qui, entravées, peuvent devenir perverses, cruelles même.

Voici quelle fut l’enfance de cette splendide personne qui semblait faite pour les bonheurs comme pour les douleurs les plus âcres.

Son père, M. Delormel, avait épousé à cinquante ans une très-belle femme, qu’il adorait.

Mariée fort jeune, contre son gré, à un homme mûr qu’elle n’aimait point, ardente comme Juliette et jetée dans ce monde parisien de mœurs si faciles, Mme Delormel partagea l’amour d’un jeune homme vivement épris.

Après cinq ans de mariage, M. Delormel découvrit que sa femme le trompait. Il ne pardonna point. Il exigea une séparation amiable, et fit une pension à la coupable, à la condition qu’elle lui laisserait Juliette.

Mais, dès ce moment, cette enfant qu’il avait aimée avec l’idolâtrie qu’apportent les vieillards dans le sentiment paternel, lui devint odieuse. Il doutait de sa paternité.

Comme elle ressemblait à sa mère, et lui rappelait d’horribles souffrances, il ne put supporter sa vue, et il la mit au couvent. La pauvre enfant n’avait que quatre ans.

Mme Delormel avait eu, par suite de cette faute, une existence fort malheureuse. Pendant plusieurs années, elle vécut avec son amant ; mais arrivèrent ces tiraillements, résultat inévitable d’une situation fausse, quand l’amour ne suffit plus à la légitimer, aux yeux mêmes des amants. Enfin un jour, ce jeune homme, appelé pour régler des affaires de famille, ne revint pas.

Il se maria. Mme Delormel, épuisée par le chagrin, tomba dans une maladie de langueur. On lui ordonna le climat de Nice. C’est là que Robert, qui alors débutait dans la vie, connut et aima, avec la générosité et l’enthousiasme de la jeunesse, cette femme délaissée et presque mourante. Son amour, tout ardent qu’il fût, n’avait pu ranimer ce cœur brisé.

Mme Delormel avait eu le courage de le repousser ; mais elle en était morte. Robert avait assisté à ses derniers moments. Il avait obtenu que M. Delormel lui amenât sa fille. Enfin il lui avait juré de protéger cette enfant, si jamais la protection paternelle lui faisait défaut.

L’amour de Robert avait été d’autant plus vif que Mme Delormel lui avait résisté. Par delà la tombe, il avait continué à chérir, à vénérer ce souvenir, le premier et le plus pur de sa vie amoureuse. Telle était la raison de la tendresse d’abord paternelle qu’il avait vouée à Juliette.

Un an après la mort de sa femme, M. Delormel, qui faisait de fréquents et lointains voyages, partit et ne reparut point. On supposa qu’il avait péri dans une expédition au centre de l’Afrique. Mais quelques notes retrouvées dans sa bibliothèque, quelques dispositions particulières prises pendant son dernier séjour à Paris, donnèrent à penser qu’il en avait fini volontairement avec une existence remplie d’amertume, vide de toute affection.

À sa sortie du couvent, Juliette, qui avait alors seize ans, était venue habiter avec sa grand’mère maternelle, Mme de Brignon.

Cette femme âgée, maladive, qui avait voulu par ambition le mariage de sa fille, cruellement déçue dans ses vanités, était triste, souvent acariâtre, et vivait dans une solitude à peu près complète. Connaissant la généreuse conduite de Robert à l’égard de Mme Delormel, elle l’avait fort bien accueilli.

Toujours vaniteuse, elle espérait aussi que le comte de Luz épouserait un jour Juliette. De là l’intimité qu’elle avait laissée s’établir entre eux.

Mme de Brignon, sèche, hautaine, égoïste comme toutes les femmes ambitieuses, n’avait eu pour sa petite-fille aucune de ces gâteries, de ces tendresses d’aïeule qui rapprochent les âges et font que les enfants chérissent les vieillards.

Ainsi l’âme ardente de Juliette avait été constamment refoulée. Elle n’avait pas connu sa mère ; son père ne lui avait témoigné que de la répulsion ; sa grand’mère n’avait pour elle que réprimandes et duretés. Au couvent, elle avait aimé Dieu avec la véhémence presque sensuelle qu’apportent les jeunes mystiques dans l’amour divin. Mais cette piété brûlante n’était point dans sa nature plus matérielle que contemplative. Aussi le beau comte de Luz eut-il bien vite supplanté le divin Jésus.

D’ailleurs Robert était le seul qui lui eût montré de l’intérêt, de l’affection. Était-il surprenant que cet amour eût fait en elle une aussi violente explosion ? C’était comme un incendie longtemps couvé et qui tout d’un coup jette sa flamme d’autant plus intense, incompressible, qu’elle a été plus longtemps contenue.

Elle ne douta point de l’amour de Robert.

— Enfin, je suis aimée ! répétait-elle avec ivresse.

Il lui semblait voir tout autour d’elle ces mots flamboyer : « Je suis aimée ! » C’était comme une clarté soudaine qui se répandait dans sa vie sombre et triste.

Elle priait Dieu, le remerciait de son bonheur. Elle riait, pleurait, et soudain, au souvenir de cette heure d’amour, elle ployait tout alanguie, et ses lèvres frémissantes murmuraient :

— Robert ! mon Robert ! je t’aime !

Avec quelle impatience fiévreuse elle attendit le lendemain !

Il allait venir !

À cette pensée, son cœur battait avec force : le bonheur l’oppressait.

Elle espérait le voir avant midi.

Ne devait-il pas être également pressé de la revoir ?

Midi sonna. Il n’arriva point.

Elle l’excusa : venir si matin, c’eût été la compromettre.

Toutefois l’angoisse commençait, cette angoisse de l’attente que tous les amoureux connaissent, cette fièvre folle, cette torsion des nerfs, qui fait paraître la minute un siècle et le jour une éternité.

Qui n’a pas attendu et souffert ainsi n’a point aimé.

À mesure que l’heure avançait, l’angoisse grandissait. Une chaleur brûlante lui montait au visage ; puis, tout à coup, elle pâlissait. Un bruit de pas dans l’antichambre, une porte qu’on fermait lui faisaient refluer tout le sang au cœur. L’espoir éteint, une sueur froide l’envahissait ; elle se sentait défaillir.

Le tic tac de la pendule exaspérait ses nerfs. Cette aiguille n’avançait donc pas.

Vers quatre heures, elle ne put tenir en place. Elle allait au jardin et revenait.

Elle prenait un livre ; mais les mots dansaient sur le papier. Elle lisait sans rien comprendre.

Elle se mettait au piano, jouait une mélodie douce qui berçait sa douleur. Soudain, elle s’arrêtait, s’élançait au dehors, courait jusqu’à la porte du jardin, y collait son oreille, retenant son souffle.

Elle espérait reconnaître dans la rue le pas de Robert.

Elle rentrait chancelante et désespérée.

— Qu’avez-vous donc, Juliette ? lui demanda Mme de Brignon.

Elle fut sur le point de lui avouer sa torture. Elle, si fière, pour apaiser sa souffrance, eût imploré une caresse, une parole amie.

Mais sa grand’mère ne lui adressait que des paroles maussades, des reproches aigres sur le peu d’attention qu’elle lui montrait.

— Ne voyez-vous pas que je suis malade ? Ne sauriez-vous m’offrir un verre de tisane ou me faire la lecture ?

Juliette écoutait sans entendre et ne répondait point.

À six heures, Robert n’était pas venu.

Il ne l’aimait pas !

À cette pensée il lui sembla que sa tête allait éclater.

Elle ne put dîner, prétexta un malaise pour se retirer dans sa chambre.

Elle se jeta sur son lit, ferma les yeux, et resta immobile, les deux bras étendus à ses côtés.

Deux ruisseaux de pleurs s’échappaient de ses paupières, et roulaient sur ses tempes.

Ces larmes parurent la calmer.

À huit heures quelqu’un sonna.

Ce n’était qu’une lettre, une lettre de Robert.

Voici ce billet :

« Plaignez-moi, chère Juliette ; car je suis bien malheureux. Ce que j’ai souffert depuis que je vous ai quittée hier, je n’essayerai pas de vous l’exprimer dans une lettre. Quelle nuit j’ai passée et quel réveil ! Je n’ai pu aujourd’hui vous faire une visite ; mais demain, je tâcherai d’aller vous voir et vous raconter mes tracas, mes souffrances.

» Votre ami reconnaissant et dévoué,

» R. de Luz. »

Ainsi elle devrait l’attendre une journée encore. Elle n’était même pas certaine de le voir le lendemain. Ainsi il était malheureux, et cependant elle l’aimait. Elle qui lui donnait toute sa vie, elle n’était donc pas tout pour lui ?

Quel pouvait être ce malheur ?

Le mariage dont il lui avait parlé lui revint en mémoire, et les tourments de la jalousie s’ajoutèrent aux anxiétés de l’attente. Mille projets insensés traversèrent son esprit éperdu. Elle irait le voir, le suivrait jusque chez cette femme, provoquerait une rupture. Ou bien elle se tuerait devant eux.

Une nuit et un jour tout entiers se passèrent dans ces tortures qui, à chaque heure nouvelle, devenaient plus poignantes.

Vingt fois elle relut le billet de Robert, qu’elle commenta de toutes les manières.

— Il souffre, il souffre, répétait-elle ; mais moi, je meurs.

À neuf heures, rien, pas de lettre.

La fièvre sifflait dans ses tempes ; ses genoux s’entrechoquaient ; sa bouche était sèche et brûlante.

— Quel châtiment ! dit-elle. Je voudrais être morte.

Elle essaya de prier.

Elle ne le put pas.

Une idée superstitieuse envahit son esprit. N’avait-elle pas, la veille, appelé la damnation ? Dieu sans doute l’avait maudite. Le démon s’était emparé d’elle. Elle ne pourrait lui échapper. À quoi bon résister ? Ne valait-il pas mieux se laisser rouler au fond du précipice, s’abandonner à cette passion qui l’enserrait comme une proie et la dévorait ?

Dès que Mme de Brignon fut couchée, elle jeta sur ses épaules un manteau sombre, s’enveloppa la tête d’un voile noir, et sortit.

Avisant une voiture de place :

— Rue Montaigne, 17, cria-t-elle.

Ivre de douleur, elle allait chez Robert. Il lui avait écrit qu’il était malheureux. Peut-être ne la trompait-il pas, peut-être souffrait-il réellement. Ne devait-elle pas courir à lui pour le consoler ?

À dix heures elle était devant son hôtel. Sur le point de sonner, la raison lui revint un moment. Sa démarche l’effrayait. C’était une telle infraction à toutes les convenances, une opposition si brusque à la vie qu’elle avait menée jusqu’alors ! Et puis, comment Robert l’accueillerait-il ? Elle redoutait aussi les questions du concierge, des domestiques.

Le concierge qui se montra sur la porte paraissait ivre, et la laissa passer sans l’interroger.

Dans la cour, elle hésita encore.

Les fenêtres étaient illuminées comme pour une fête. Elle entendait un bruit de vaisselle, de rires, des éclats joyeux.

Une fête chez Robert ! C’était son mariage peut-être. Le vertige l’empoigna de nouveau. Elle gravit les degrés du perron et se trouva dans une vaste anti-chambre. Les laquais, tout occupés du service, ne la virent pas. Elle connaissait cet appartement, l’ayant une fois visité avec sa grand’mère pour satisfaire une curiosité de jeune fille. Elle put donc pénétrer jusqu’à la chambre de Robert, où les bruits lui parvinrent plus intenses, plus distincts. Elle s’arrêta, palpitante, écarta la portière et vit un spectacle qui la frappa de stupeur.

Dans une longue salle aux draperies sombres, sur lesquelles se détachait la blancheur des marbres, autour d’une table somptueusement servie, une trentaine de convives mangeaient, buvaient, riaient, criaient, hurlaient.

Des torrents de lumière faisaient resplendir l’argent et la nacre des coupes, les cristaux et les fines porcelaines, les buissons de fraises, les pyramides d’oranges et de grenades, les raisins blonds et les pêches vermeilles, tous les miracles du bonbon, tous les prodiges du petit-four ; faisaient étinceler les regards prestigieux des femmes, les perles et les diamants de leurs parures, la neige de leurs épaules.

C’étaient des bacchantes au sourire provocant, et de virginales jeunes filles, fleurs à peine écloses, aux yeux encore pudiques ; ici une Anglaise aérienne et blanche, un rêve de poète ; plus loin une Méridionale ardente et brune ; de plantureuses Normandes magnifiquement épanouies, et de frêles Parisiennes toutes puissantes dans leur grâce et dans leur faiblesse.

Et les vins coulaient à flots dans les verres, apportant au festin leurs parfums et leurs flammes.

C’était comme un sabbat, une mêlée indescriptible de paroles et de rires, de vérités et de paradoxes, de folles boutades et de réflexions sinistres. Les axiomes profonds et les niaiseries burlesques, les agressions furieuses et les ripostes légères se heurtaient, s’entrecroisaient, comme dans un combat les boulets et la mitraille. On eût dit qu’emportés par la tempête de l’orgie, ces esprits en délire voulaient renverser toutes les digues, ébranler toutes les croyances, toutes les lois.

On enterrait le comte Robert.

Juliette d’abord crut rêver. Elle restait là, pâle, immobile, l’œil fixe ; elle regardait, elle écoutait sans rien comprendre. Mais peu à peu le sentiment de la réalité et de sa situation lui revint. Ce fut horrible.

Cet homme qu’elle avait cru malheureux et qu’elle venait consoler, cet homme qui depuis deux jours la faisait mourir de douleur, il était là, au milieu de cette fête, le plus fou, le plus joyeux. Sa belle tête lumineuse resplendissait de toutes les ardeurs du plaisir.

Mais elle sentit tout son corps frissonner, puis une traînée de feu lui courir dans les veines, quand elle le vit se pencher vers sa voisine, la superbe Nana.

Cette belle fille avait un entrain de démon. Couronnée de raisins, l’œil plein d’éclairs, les lèvres rouges, entr’ouvertes, les cheveux épars sur ses épaules largement développées, souple et forte, orgueilleuse de sa beauté, fière de ses vices, elle apparaissait comme la reine de l’orgie.

On portait des toasts où l’esprit français, gouailleur et sceptique, étincelait à travers les incohérences de l’ivresse.

— À notre spirituelle grand’mère, la première des pécheresses, à Ève la blonde, criait Nana, la coupe en main, car elle a mis un peu de gaieté dans l’existence. Vive le péché, le joli, l’aimable péché ! À bas la vertu, la laide, la renfrognée !

— Hourrah ! pour Nana ; hourrah ! répétèrent tous les convives.

— Messieurs, dit à son tour Robert, je bois aux amours illégitimes, les seules que Dieu reconnaisse ; car elles ne sont faussées, ni par l’ambition, ni par les plates convenances du monde ; les seules honnêtes et morales, puisqu’elles ne reposent pas sur le mensonge.

— Qui attaque le mensonge ? Au mensonge, la base de nos sociétés morales, civilisées et indéfiniment perfectibles !

— Aux Français de la décadence, ces singes perfectionnés qui ont pris aux Anglais toutes leurs vilaines manières, leurs chevaux efflanqués, leurs jockeys ouistiti et leurs faux cols !

— À la corruption des mœurs qui nous fait la vie douce et l’amour facile !

— Oui, à la liberté de l’amour !

— À la variété surtout !

— Comprend-on, mesdames, que, dans un siècle comme le nôtre, affolé de liberté, la liberté de l’amour soit la seule que personne ne songe à réclamer ?

— Quelle nécessité, puisque chacun la prend ?

— À bas le mariage ! cria de nouveau Robert, le mariage qui casse l’aile à l’amour. Ou plutôt non, vive le mariage ! cette chasse réservée, chère aux braconniers.

— À bas la famille ! vociféra une voix d’énergumène, ce foyer glacé, ce vrai nid de discordes, de haines, de procès.

— Et d’ennui donc. L’ennui, a dit Lamennais, naquit un soir d’hiver en famille.

— Aux enfants naturels, ces touchantes victimes d’une loi dénaturée, puisqu’elle les prive de leurs pères !

— Les enfants naturels, en voilà des gens heureux ! s’écria Nana. Moi qui suis surnaturelle, c’est-à-dire pourvue de père, mère, et d’un tas de frères et sœurs, je n’en suis pas plus fière, attendu qu’il faut que je nourrisse tout ça.

— Raison de plus, reprit Robert d’une voix déjà chevrotante ; à bas le mariage et la famille, mais surtout la famille de Nana !

L’orgie allait crescendo, et ces privilégiés de la société, ces hommes gorgés de superflu, dépravés par toutes les jouissances, vomissaient contre l’ordre social les arlequinades les plus subversives.

— À Robert, le plus spirituel des raffinés, le plus viveur des crevés, le plus sceptique des philosophes, le plus désemmaillotté de toute lisière, de tout préjugé !

— Ma lanterne, où est ma lanterne ? hurla une petite voix flûtée, un homme sans préjugés, je veux voir ça !

— Et moi, je demande quel est celui qui sérieusement a des préjugés, s’écria Pierre Fromont. On affecte d’en avoir par bienséance, mais on n’en a pas.

— Moi, dit Étienne Moriceau, qui parlait pour la première fois, je crois pourtant à tout ce que vous jetez à bas, à la morale, à la famille, à l’amour éternel.

— Qui a parlé ? où est-il ? Mon lorgnon, non, ma longue-vue, non, un télescope ; car il doit habiter la lune. Tiens ! c’est ce négrillon ?

— Oui, monsieur, c’est moi, répondit Étienne avec calme, je bois à l’amour éternel.

— Ah çà ! il nous la fait à l’opium, celui-là ! dit un petit crevé dont le visage était orné d’un formidable pince-nez.

— L’amour éternel, qué’que c’est que ça ? demanda Nana. Ça marche-t-il, ça se mange-t-il ? Quel goût ça peut-il bien avoir ?

— Monsieur, vous êtes un phénomène vivant, dit à Moriceau sa voisine ; tenez, voilà vingt sous, payez-vous et rendez-moi la monnaie.

— Il est très-riche, glissa Robert à l’oreille de Nana.

Alors Nana, s’adressant à Étienne avec sa grâce la plus provocante :

— Qu’entends-tu, monsieur, par l’amour éternel ? Est-ce un amour de quinze jours ou d’un mois ?

— L’amour éternel, ne le blaguez pas ; je le défends, moi. J’en ai inspiré un dans ma vie. Une femme m’aima ; elle mourut le lendemain : amour éternel.

Robert éleva de nouveau sa coupe. Sa main oscillait un peu.

— Mes amis, buvons à l’amour toujours jeune, parce qu’il est inconstant : buvons à tous les amours ; aux amours d’un jour, aux amours d’une heure ; buvons même aux amours éternels, puisque la haute antiquité nous en fournit quelques exemples ; buvons aux amours vrais ; buvons encore aux amours trompeurs, ce sont quelquefois les plus vifs. Ô mes gais amis, mes charmantes amies, aimez-vous les uns les autres ; c’est Dieu lui-même qui l’a dit, et par le fait, il n’y a que cela de vrai et de bon dans la vie. Croyez-en un quasi revenant, qui a déjà les deux pieds dans le tombeau du mariage.

Nana jeta ses bras au cou de Robert.

— Bravo ! hourrah ! sur la table Robert et Nana !

D’un bond, tous deux s’élancèrent. Robert poussa du pied les corbeilles de fleurs, les pyramides de fruits. Porcelaines de Saxe et cristaux de Bohême volèrent en éclats.

C’étaient des cris, des trépignements. On s’embrassait. Les uns pleuraient, les autres se balançaient, hébétés par l’ivresse. Quelques-uns roulaient sur le tapis.

Nana et Robert exécutèrent sur la table une danse insensée.

Et Juliette était là, l’œil hagard, assistant à cette scène, qui lui paraissait une sorte de fantasmagorie infernale. Quel attrait la retenait donc clouée à sa place ? Était-ce simplement la curiosité ? N’était-ce pas aussi la passion ? Cependant une réaction profonde s’opérait en elle : le dégoût, la haine, une haine ardente avaient pris la place de l’amour.

L’indignation lui prêta des forces.

Elle s’assit devant le bureau de Robert, et lui écrivit avec ces grandes lettres du désespoir :

« Je vous hais, et je vous méprise. Ne venez pas, je ne vous recevrais pas ; ne m’écrivez pas, je ne lirais pas votre lettre. Si je meurs, c’est vous qui m’aurez tuée.

» Juliette. »