Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 11

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lui vit porter la main à sa barrette, ne lui permirent pas de trouver en lui-même la force d’un repentir opportun. Il s’arrêta, incertain, attendant toujours que Francesco se retournât et l’encourageât d’un regard plus indulgent ; puis, quand il vit qu’il était décidément condamné et abandonné : « Va donc ! » dit-il en serrant le poing avec rage et désespoir. Puis il s’enfuit à grands pas et alla s’enfermer chez sa maîtresse, qui ne put obtenir de lui une seule parole ni un seul regard durant toute cette nuit-là.

Francesco commença par se rendre chez le procurateur caissier, qui était le chef de la commission ; il fut fort surpris d’y trouver Vincent Bianchini assis dans une attitude familière et pérorant à haute voix. Mais celui ci se tut aussitôt qu’il le vit paraître, et passa dans une autre pièce qui faisait partie des appartements intérieurs de la procuratie. Le procurateur-caissier Melchiore avait le sourcil froncé, et affectait un air austère auquel sa physionomie courte et large, son ventre rebondi et son parler nasillard donnaient un caractère plus bizarre qu’imposant. Francesco n’était pas homme, d’ailleurs, à se laisser imposer par cette ineptie doctorale ; il le salua et lui dit qu’il était heureux de pouvoir lui annoncer l’achèvement complet de la coupole, en conséquence de quoi… Mais le procurateur-caissier ne lui laissa pas le temps de terminer son discours.

« Eh bien ! nous y voilà, dit-il en le regardant dans le blanc des yeux avec l’intention visible de l’intimider ; c’est à merveille, messer Zuccato ; c’est bien cela… Auriez-vous la bonté de m’expliquer comment cela s’est trouvé si vite terminé ?

— Si vite, Monseigneur ? Cela a été bien lentement à mon gré ; car nous voici à la veille du jour marqué, et ce matin encore je craignais beaucoup de n’avoir pas fini à temps.

— Et vous le craigniez avec raison ; car hier il vous restait à faire un grand quart de votre feston, la besogne d’environ un mois de travail ordinaire.

— Cela est vrai, répondit Francesco ; je vois que Votre Seigneurie est au courant des moindres détails…

— Un homme comme moi, Messer, dit le procurateur avec emphase, connaît les devoirs de sa charge et ne s’en laisse point imposer par un homme comme vous.

— Un homme comme Votre Seigneurie, répondit Francesco surpris de cette boutade, doit savoir qu’un homme comme moi est incapable d’en imposer à personne.

— Baissez le ton, Monsieur, baissez le ton ! s’écria le procurateur, ou, par la corne ducale ! je vous ferai taire pour longtemps. »

Le procurateur Melchiore avait l’honneur de compter parmi ses grands-oncles un doge de Venise ; aussi avait il pris l’habitude de se croire tant soit peu doge lui même, et de jurer toujours par la coiffure, en forme de bonnet phrygien ou de corne d’abondance, qui était l’insigne auguste de la dignité ducale.

« Je crois voir que Votre Seigneurie est mal disposée à m’entendre, répondit Francesco avec une douceur un peu méprisante ; je me retirerai dans la crainte de lui déplaire davantage, et j’attendrai un moment plus favorable pour…

— Pour demander le salaire de votre paresse et de votre mauvaise foi ? s’écria le procurateur. Le salaire des gens qui volent la république est sous les plombs, Messer, et prenez garde qu’on ne vous récompense selon vos mérites.

— J’ignore la cause d’une semblable menace, répondit Francesco, et je pense que Votre Seigneurie a trop de sagesse et d’expérience pour vouloir abuser de l’impossibilité où je suis de repousser une injure de sa part. Le respect que je dois à son âge et à sa dignité me ferme la bouche ; mais je ne serai pas aussi patient avec les lâches qui m’ont noirci dans son esprit.

— Par la corne ! ce n’est pas ici le lieu de faire le spadassin, Messer. Songez à vous justifier avant d’accuser les autres.

— Je me justifierai devant Votre Seigneurie, et de manière à la satisfaire, quand elle daignera me dire de quoi je suis accusé.

— Vous êtes accusé, Messer, de vous être indignement joué des procurateurs en vous donnant pour un mosaïste. Vous êtes un peintre, Messer, et rien autre chose. Eh ! vous avez là un beau talent, par la corne de mon grand-oncle ! Je vous en fais mon compliment. Mais vous n’avez pas été payé pour faire des fresques, et on verra ce que valent les vôtres.

— Je jure sur mon honneur que je n’ai pas le bonheur de comprendre les paroles de Votre Seigneurie.

— Mordieu ! on vous les fera comprendre, et jusque-là n’espérez pas recevoir d’argent. Ah ! ah ! monsieur le peintre, vous aviez bien raison de dire : « Monsignor Melchiore n’entend rien au travail que nous faisons. C’est un bon homme qui ferait mieux de boire que de diriger les beaux arts de la république. » C’est bien, c’est bien, Messer ; on sait les plaisanteries de votre frère et les vôtres sur notre compte et sur le corps respectable des magistrats. Mais rira bien qui rira le dernier ! Nous verrons quelle figure vous ferez quand nous examinerons en personne cette belle besogne ; et vous verrez que nous nous y connaissons assez pour distinguer l’émail du pinceau, le carton de la pierre. »

Francesco ne put réprimer un sourire de mépris.

« Si je comprends bien l’accusation portée contre moi, dit-il, je suis coupable d’avoir remplacé quelque part la mosaïque de pierre par le carton peint. Il est vrai, j’ai fait quelque chose de semblable pour l’inscription latine que Votre Seigneurie m’avait ordonné de placer au-dessus de la porte extérieure. J’ai pensé que Votre Seigneurie, ne s’étant pas donné la peine de rédiger elle-même cette inscription trop flatteuse pour nous, l’avait confiée à une personne qui s’en était acquittée à la hâte. Je me suis donc permis de corriger le mot Saxibus. Mais, fidèle à l’obéissance que je dois aux respectables procurateurs, j’ai tracé en pierres ce mot tel qu’il m’a été donné par écrit de leurs mains, et n’ai permis à mon frère de placer la correction que sur un morceau de carton collé sur la pierre. Si Votre Seigneurie pense que j’ai fait une faute, il ne s’agit que d’enlever le carton, et le texte paraîtra dessous, exécuté servilement, comme il ne tiendra qu’à elle de s’en assurer par ses yeux.

— À merveille, Messer ! s’écria le procurateur outré de colère. Vous vous dévoilez vous-même, et voilà une nouvelle preuve dont je prendrai note. Holà ! mon secrétaire, prenez acte de cet aveu… Par la corne ducale ! Messer, nous ferons baisser votre crête insolente. Ah ! vous prétendez corriger les procurateurs ! Ils savent le latin mieux que vous. Voyez un peu, quel savant ! Qui se serait douté d’une telle variété de connaissances ? Je vais réclamer pour vous une chaire de professeur de langue latine à l’Université de Padoue, car, à coup sûr, vous êtes un trop grand génie pour faire de la mosaïque.

— Si Votre Seigneurie tient à son barbarisme, répliqua Francesco impatienté, je vais de ce pas enlever mon morceau de carton. Toute la république saura demain que les procurateurs ne se piquent pas de bonne latinité ; mais que m’importe à moi ? »

En parlant ainsi, il se dirigea vers la porte, tandis que le procurateur lui criait d’une voix impérieuse de sortir de sa présence, ce qu’il ne se fit pas répéter ; car il sentait qu’il n’était plus maître de lui-même.

À peine était-il sorti du cabinet, que Vincent Bianchini, qui avait tout écouté de la chambre voisine, rentra précipitamment.

« Eh ! Monseigneur, que faites-vous ? s’écria-t-il. Vous lui faites savoir que sa fraude est découverte, et vous le laissez partir ?

— Que voulais-tu que je fisse ? répondit le procurateur. Je lui ai refusé son salaire et je l’ai humilié. Il est assez puni pour aujourd’hui. Après-demain, on instruira son procès.

— Et pendant ces deux nuits, répliqua Bianchini avec empressement, il s’introduira dans la basilique, et remplacera toutes les parties de sa mosaïque de carton par des morceaux d’émail ; si bien que j’aurai l’air d’avoir fait une fausse déposition, et que mon dévouement à la république tournera contre moi !

— Et comment veux-tu donc que je prévienne ses mauvais desseins ? dit le procurateur consterné. Je vais faire fermer l’église.

— Vous ne le pouvez pas ; à cause de la Saint-Marc, l’église sera pleine de monde, et qui sait par quels moyens on peut s’introduire dans le bâtiment le mieux fermé ? Et puis il va rejoindre ses compagnons, s’entendre avec eux, imaginer des excuses… Tout est manqué, et je suis perdu si vous ne sévissez sur-le-champ.

— Tu as raison, Bianchini, il faut sévir sur-le-champ ; mais de quelle manière ?

— Dites un mot, envoyez deux sbires après lui, il n’est pas au bas de l’escalier ; faites-le jeter en prison.

— Par la corne ducale ! cette idée ne m’était pas venue… Mais, Vincent, c’est pourtant bien sévère, un pareil acte d’autorité !…

— Mais, Monseigneur, si vous le laissez échapper, il se moquera de vous toute sa vie ; et son frère, le bel esprit, qui est le favori de tous ces jeunes patriciens jaloux de votre puissance et de votre sagesse, ne vous épargnera pas les quolibets…

— Tu dis bien, cher Vincent ! s’écria le procurateur en secouant avec force la clochette placée sur son bureau. Il faut faire respecter la majesté ducale… car je suis de famille ducale, tu le sais ?…

— Et vous serez doge un jour, je l’espère, répliqua le Bianchini. Tout Venise compte vous saluer la corne au front… »

Les sbires furent dépêchés. Cinq minutes après, le triste Francesco, sans savoir en vertu de quel pouvoir et en châtiment de quelle faute, fut conduit les yeux bandés, à travers un dédale de galeries, de cours et d’escaliers, vers le cachot qui lui était destiné. Il s’arrêta un instant durant ce mystérieux voyage, et, au bruit de l’eau qui murmurait au-dessous de lui, il comprit qu’il traversait le Pont des Soupirs. Son cœur se serra, et le nom de Valerio erra sur ses lèvres comme un éternel adieu.

XII.

Valerio attendit son frère à la taverne jusqu’au moment où, pressé par les jeunes gens qui étaient venus l’y chercher, il lui fallut renoncer à l’espoir de trinquer ce soir-là avec lui et avec le nouveau maître Ceccato. Chargé de mille soins, accablé de mille demandes pour la fête du lendemain, il passa la moitié de la nuit à courir de son atelier de San-Filippo à la place Saint-Marc, où se faisaient les dispositions du jeu de bagues, et de là chez les différents ouvriers et fournisseurs qu’il employait à cet effet. Dans toutes ces courses, il fut accompagné de ses braves apprentis et de plusieurs autres garçons de différents métiers qui lui étaient tout dévoués, et qu’il employait aussi à porter des avertissements d’un lieu à un autre. Lorsque la bande folâtre se remettait en marche, c’était au bruit des chansons et des rires, joyeux préludes des plaisirs du lendemain.

Valerio ne rentra à son logis que vers trois heures du matin. Il fut surpris de n’y pas trouver son frère, et cependant il ne s’en inquiéta pas plus que de raison. Francesco avait une petite affaire de cœur, qu’il négligeait tant que l’art, sa passion dominante, revendiquait tous ses instants, mais pour laquelle il s’absentait assez ordinairement quand les travaux lui laissaient un peu de répit. Valerio n’était d’ailleurs guère porté par nature à prévoir les maux dont la seule appréhension use le courage de la plupart des hommes. Il s’endormit, comptant retrouver son frère le lendemain à San-Filippo ou au premier lieu de réunion des joyeux compagnons du Lézard.

Tout le monde sait que, dans les beaux jours de sa splendeur, la république de Venise, outre les nombreux corps constitués qui maintenaient ses lois, comptait dans son sein une foule de corporations privées approuvées par le sénat, d’associations dévotes encouragées par le clergé, et de joyeuses compagnies tolérées et même flattées en secret par un gouvernement jaloux de maintenir avec le goût du luxe l’activité des classes ouvrières. Les confréries dévotes étaient souvent composées d’une seule corporation, lorsqu’elle était assez considérable pour fournir aux dépenses, comme celle des marchands, celle des tailleurs, celle des bombardiers, etc. D’autres se composaient des divers artisans ou commerçants de toute une paroisse, et en prenaient le nom, comme celle de Saint-Jean-Élémosinaire, celle de la Madone du Jardin, celle de Saint-George dans l’Algue, celle de Saint François de la Vigne, etc. Chaque confrérie avait un bâtiment qu’elle appelait son atelier (scuola), et qu’elle faisait décorer à frais communs des œuvres des plus grands maîtres en peinture, en sculpture et en architecture. Ces ateliers se composaient ordinairement d’une salle basse, appelée l’albergo, où s’assemblaient les confrères, d’un riche escalier, qui était lui-même une sorte de musée, et d’une vaste salle où l’on disait la messe et où se tenaient les conférences. On voit encore à Venise plusieurs scuole, que le gouvernement a fait conserver comme des monuments d’art, ou qui sont devenues la propriété de quelques particuliers. Celle de Saint-Marc est aujourd’hui le musée de peinture de la ville ; celle de Saint-Roch renferme plusieurs chefs-d’œuvre du Tintoret ou d’autres maîtres illustres. Les pavés de mosaïque, les plafonds chargés de dorures ou ornés de fresques du Véronèse ou de Pordenone ; les lambris sculptés en bois ou ciselés en bronze, les minutieux et coquets bas-reliefs où l’histoire entière du Christ ou de quelque saint de prédilection est exécutée en marbre blanc avec un fini et un détail inconcevables, tels sont les vestiges de cette puissance et de cette richesse à laquelle peuvent atteindre les républiques aristocratiques, mais sous lesquelles elles sont infailliblement condamnées à périr.

Outre que chaque corporation ou confrérie avait sa fête patronale, appelée sagra, où elle déployait toutes ses splendeurs, elle avait le droit de paraître à toutes les fêtes et solennités de la république, revêtue des insignes de son association. À la procession de la Saint-Marc, elles avaient rang de paroisse, c’est-à-dire qu’elles marchaient à la suite du clergé de leur église, portant leurs châsses, croix et bannières, et se plaçant dans des chapelles réservées durant les offices. Les joyeuses compagnies n’avaient pas les mêmes privilèges, mais on leur permettait de s’emparer de la grande place, d’y dresser leurs tentes, d’y établir leurs joutes et banquets. Chaque compagnie prenait son titre et son emblème à sa fantaisie, et se recrutait là où bon lui semblait ; quelques-unes n’étaient formées que de patriciens, d’autres admettaient indistinctement patriciens et plébéiens, grâce à cette fusion apparente des classes qu’on remarque encore aujourd’hui à Venise. Les anciennes peintures nous ont conservé les costumes élégants et bizarres des compagni de la Calza, qui portaient un bas rouge et un bas blanc, et le reste de l’habillement varié des plus brillantes couleurs. Ceux de Saint-Marc avaient un lion d’or sur la poitrine ; ceux de Saint-Théodose un crocodile d’argent sur le bras, etc., etc.

Valerio Zuccato, célèbre par son goût exquis et son adresse diligente à inventer et à exécuter ces sortes de choses, avait lui-même ordonné et dirigé tout ce qui avait rapport aux ornements extérieurs, et on peut dire qu’en ce genre la compagnie du Lézard éclipsa toutes les autres. Il avait pris pour emblème cet animal grimpant, parce que toutes les classes d’artistes et d’artisans qui lui avaient fourni leurs membres d’élite, architectes, sculpteurs, vitriers et peintres sur verre, mosaïstes et peintres de fresque, étaient, par la nature de leurs travaux, habitués à gravir et à exister, en quelque sorte, suspendus aux parois des murailles et des voûtes.

Le jour de Saint-Marc 1570, selon Stringa, et 1574, selon d’autres auteurs, l’immense procession fit le tour de la place Saint-Marc sous les tentes en arcades dressées à cet effet en dehors des arcades des Procuraties, trop basses pour donner passage aux énormes croix d’or