Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLIII

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Garnier Frères (p. 323-325).

LETTRE CXLIII

Mercredi, 8 novembre 1775.

Mes lettres vous manquent, et ma présence ne vous est pas nécessaire. Vous avez passé cinq jours à Paris, en me reprochant, et à vous aussi, tous les moments que vous y restiez. Vous avez été quinze jours à Fontainebleau, et il ne s’y est guère passé de jour où vous n’eussiez trouvé une occasion commode pour aller et revenir. Vous saviez que j’étais malade, vous saviez la part que vous y aviez ; et puis vous me mandez, et cela doit me combler d’aise et de reconnaissance, que, si vous étiez venu à Paris, j’aurais été le seul objet de votre voyage. Aussi ne l’avez-vous pas fait ; et puis vous osez dire que si cela ne me pénètre pas de sensibilité, c’est que je suis devenue bien difficile et bien injuste. Oh ! que vous pesez sur mon cœur, lorsque vous voulez me prouver qu’il doit être content du vôtre ! Je ne me plaindrais jamais, mais vous me forcez souvent à crier, tant le mal que vous me faites est aigu et profond ! Mon ami, j’ai été aimée, je le suis encore, et je meurs de regret en pensant que ce n’est pas de vous. J’ai beau me dire que je ne méritai jamais le bonheur que je regrette ; mon cœur cette fois fait taire mon amour-propre : il me dit que, si je dus jamais être aimée, c’était de celui qui aurait assez de charme à mes yeux, pour me distraire de M. de Mora, et pour me retenir à la vie après l’avoir perdu. Mais est-on jamais aimé par ce qu’on aime ? entre-t-il de la justice et de la réflexion dans ce sentiment si involontaire et si absolu ? — Je n’ai fait que languir depuis votre départ ; je n’ai pas été une heure sans souffrance : le mal de mon âme passe à mon corps ; j’ai tous les jours la fièvre, et mon médecin, qui n’est pas le plus habile de tous les hommes, me répète sans cesse que je suis consumée de chagrin, que mon pouls, que ma respiration annoncent une douleur active ; et il s’en va toujours en me disant : nous n’avons point de remède pour l’âme. Il n’y en a plus pour moi ; ce n’est pas guérir que je voudrais, mais me calmer, mais retrouver quelques moments de repos pour me conduire à celui que la nature m’accordera bientôt. Il n’y a que cette pensée qui me repose : je n’ai plus la force d’aimer ; mon âme me fatigue, me tourmente : je ne suis plus soutenue par rien. Le désir et l’espérance sont morts en moi ; plus je m’affaiblis et plus je suis obsédée par une seule pensée. Sans doute je ne vous aime pas mieux que je vous ai aimé ; mais c’est que je n’aime plus rien, c’est que les maux physiques me ramènent sans cesse à moi. Il n’y a plus ni dissipation, ni diversion : la longueur des nuits, la privation du sommeil ont fait de mon sentiment une manière de folie ; cela est devenu un point fixe, et je ne sais comment il ne m’est pas déjà échappé vingt fois de dire des mots qui découvriraient le secret de ma vie et celui de mon cœur. Quelquefois, en société, je suis surprise par mes larmes, je suis obligée de m’enfuir. Hélas ! en vous peignant l’excès de mon égarement, je ne veux point vous toucher, puisque je crois que vous ne lirez jamais ceci. D’ailleurs, dans l’état où je suis, qu’est-ce que j’ai à prétendre ou à craindre de vous ? Il me suffit de vous croire honnête, pour être bien sûre de tous vos procédés jusqu’à la fin. Il y a des situations qui forceraient une âme dure et insensible : tout ce qui m’entoure paraît plus animé pour moi ; en voyant de près une séparation éternelle, on se rapproche. Je ne saurais assez me louer des soins et de l’intérêt de mes amis : ils ne me consolent pas ; mais il est certain qu’ils mettent de la douceur dans ma vie. Je les aime, et je voudrais les aimer davantage. Adieu. Je succombe à tant de pensées douloureuses ; cependant, en répandant mon âme, je l’ai un peu soulagée.