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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLIV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 325-328).

LETTRE CXLIV

Jeudi, onze heures du soir, 9 novembre 1775.

Mon ami, je vous ai écrit quatre pages hier ; jamais je ne puis finir ma journée sans prononcer que je vous aime. Je viens de voir la personne du monde de qui je suis la plus aimée, et cela ne m’a fait que mieux sentir à quel point je vous aimais. Après trois mois d’absence, si je vous avais entendu annoncer sans m’y attendre, comme j’aurais tressailli de la tête aux pieds ! comme je n’aurais pas su un mot de ce que je disais, ni de ce qu’on me disait ! Mon ami, il faut aimer pour connaître tout ce que la nature a accordé de biens et de plaisirs aux hommes. Il est doux sans doute d’être aimé ; mais où est le bonheur ? car de juger, d’apprécier l’affection d’un homme aimable, de répondre avec honnêteté à des mouvements involontaires, de voir tour à tour la tristesse et le mécontentement se peindre sur le visage de quelqu’un tout rempli du désir de votre bonheur, oh ! si cela flatte l’amour-propre de quelque sotte femme, combien cela afflige une âme honnête et sensible ! Mon ami, je pourrais vous dire comme Pyrrhus à Andromaque :

Ah ! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie !

— Mon Dieu ! est-ce que vous ne souffririez point de n’avoir point de mes nouvelles ? est-ce que cela ne fait pas un vide dans votre vie ? Seriez-vous occupé ou enivré au point de ne pas éprouver tour à tour un besoin actif et une grande langueur ? Est-ce que je ne suis pas bien près de votre pensée lorsque je ne la suis pas ? Ah, mon ami ! Ces questions ne vous peignent qu’une bien faible partie de ce que je sens ; je meurs de tristesse. Mes amis me croient affectée de mes maux. Je voyais ce soir la bonté de M.  d’Andezi et de M. de Schomberg : ils me rassuraient sur ma poitrine ; ma toux les déchirait, et ils me consolaient. Les excellentes gens ! ils ne savent pas tout ce que je souffre ; mais je ne mérite pas d’être plainte, même par vous : car jugez de l’excès de ma folie ; je sens que je vous aime par delà les forces de mon âme et de mon corps. Je sens que je me meurs de n’avoir point de communication avec vous : cette privation est de tous les supplices le plus cruel pour moi. Je compte les jours, les heures, les minutes ; ma tête s’égare sans cesse : car je veux l’impossible, je veux avoir de vos nouvelles les jours où le courrier n’arrive point : enfin, que vous dirai-je, je vous aime à la folie. Eh bien ! après cela, comprenez-moi si vous pouvez. Je ne vous envoie point mes lettres ; je vous choque, je vous irrite, ne fût-ce que par contradiction : il y a plus, c’est que si, par quelque hasard, vous veniez à être forcé de rester dans le lieu où vous êtes, six mois, ou un an, ou toute la vie, je crois pouvoir répondre que vous n’entendriez jamais parler de moi. Concevez, d’après cette disposition, l’horreur que m’a causée ce maudit billet, daté d’un lieu qui se peint à moi d’une manière plus effroyable que l’enfer ne s’est jamais peint à sainte Thérèse et aux têtes les plus exaltées. Nulle raison dans la nature ne peut combattre une aussi funeste impression : je frissonne encore, en me rappelant cette date et le peu de lignes qui la suivaient. Ô ciel ! qu’étiez-vous devenu ! aviez-vous donc cessé absolument d’être sensible à mes maux ? Adieu ; ce souvenir flétrit mon cœur.


15 novembre, vendredi, après l’heure de la poste.

Non, les effets de la passion ou de la raison (car je ne sais laquelle m’anime dans ce moment) sont incroyables. Après avoir attendu le facteur avec ce besoin, cette agitation qui font de l’attente le plus grand tourment, j’en étais malade physiquement : ma toux et ma rage de tête m’en avaient avancée de cinq ou six heures. Eh bien ! après cet état violent, qui n’est susceptible ni de distraction ni d’adoucissement, le facteur est arrivé, j’ai eu des lettres. Il n’y en avait point de vous ; j’en ai reçu une violente commotion intérieure et extérieure, et puis je ne sais ce qui est arrivé, mais je me suis sentie calmée : il me semble que j’éprouve une sorte de douceur à vous trouver encore plus froid et plus indifférent que vous ne pouvez me trouver bizarre. En me prouvant que je ne suis rien pour vous, je crois qu’il me sera plus aisé de me détacher de vous. Il m’est tellement démontré que vous ne pouvez faire que le malheur de tous les instants de ma vie, que tout ce qui me donne la force de m’éloigner de vous, de m’en séparer, est réellement pour moi le plus grand soulagement que je puisse sentir. Me voilà à souhaiter que vous soyez retenu par goût, ou par force, dans le lieu où vous êtes : votre absence cesse d’être un mal pour moi ; c’est du repos. Adieu.