Aller au contenu

Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 328-331).

LETTRE CXLV

Lundi, trois heures après midi, 1775.

Mon ami, que vous êtes aimable, et que vous justifiez bien l’excès de mon égarement et de mon malheur ! Oui, je le crois, ce que j’ai souffert, ce que j’attends, rien n’aurait le pouvoir de m’empêcher, de me garantir de vous aimer, si je ne vous aimais pas. Il y a des choses qui me font croire à la fatalité : je devais donc vivre pour vous voir, et j’en devais mourir. Mais, mon ami, je vous ai aimé, je ne me plains plus. Laissez-moi donc subir ma destinée, et gardez-vous de mettre le comble à mes maux, en me faisant aimer la vie au moment où il faudra la quitter, où je sens qu’elle m’échappe. Hélas, mon ami ! par bonté, par pitié, laissez-moi croire que la mort me délivrera d’un fardeau qui m’accable ! laissez-moi arrêter, reposer ma pensée sur ce moment tant désiré, si attendu, et dont je me sens approcher avec une sorte de transport ! Mais aussi, lorsque je vous écoutais hier, que je vous voyais, je pensais avec attendrissement que bientôt je vous dirais adieu pour jamais. Je me tâtais, j’aurais voulu ne pas me croire si malade ; je regrettais de ne pouvoir plus espérer. Enfin, mon ami, ma tendresse pour vous remplissait mon âme, et ne me permettait plus de former un souhait qui eût pour objet de me séparer de vous. Ah ! sous cet affreux rapport, la mort sera un mal, un grand mal. Mon Dieu ! vous ne saurez jamais le déchirement, l’espèce de mort et d’angoisse où je viens de passer ces trois dernières semaines. Ce n’est pas la perte de mes forces, ma maigreur, l’excès de mon changement qui sont étranges. Ce qui est inouï, c’est que ma vie ait résisté à cette torture. Mais vous voilà ; je vous ai retrouvé plein de bonté, de sensibilité : vous avez calmé mon âme, vous avez mis du baume dans mon sang. Il m’était moins pénible de souffrir cette nuit ; je n’ai point dormi, j’ai eu la fièvre, j’ai toussé ; mais en vérité je n’ai pas été malheureuse : car j’étais occupé de vous d’une manière douce et sensible. Je pensais que je vous écrirais, et je n’osais pas espérer recevoir de vos nouvelles. Mais cela ne me paraissait pas impossible. Jugez du sentiment de bonheur que j’ai eu lorsqu’en entrant dans ma chambre, l’on m’a dit : De la part de M. de G… Mon ami, ces mots m’ont fortifiée pour ma journée ; je ne crains plus la fièvre avec votre lettre : le remède a plus de pouvoir que le mal. — Seulement, je chasserai de ma pensée ce qui veut y revenir sans cesse. Il est arrivé samedi à cinq heures à Paris, et il a attendu jusqu’à dimanche une heure, pour savoir si j’étais morte, malade, ou au comble du malheur. Ah, mon ami ! vous avez donc oublié que je vous aimais, et vous ne saviez donc plus comment j’aime avec toutes les facultés de mon âme, de mon esprit, avec l’air que je respire. Enfin j’aime pour vivre, et je vis pour aimer.

Je meurs d’envie de savoir ce que vous aura dit M. de Saint-Germain. J’ai pensé de nouveau à sa lettre : elle est fort bien, mais fort bien ; et je ne doute pas que vous ne soyez content de la conduite qu’il aura avec vous. Si ce n’est pas le matin que je vous vois demain mardi, écrivez-moi un mot, car je ne doute pas que vous reveniez ce soir. Si vous ne venez pas le matin, et que vous ne puissiez pas me donner votre soirée, il faut que vous sachiez que, depuis quatre heures jusqu’à cinq et demie, je suis seule : ainsi voilà trois manières de me voir avec liberté. Prenez-en donc une, mon ami ; car j’ai besoin de vous voir. Bonjour. Vous voyez que je me dédommage. Eh ! bon Dieu ! j’ai tant souffert de me taire ! Mon ami, croyez-vous qu’il y ait ou qu’il y ait eu quelqu’un dans le monde plus vivement frappé de vos agréments, et plus profondément occupé de vous ? croyez-vous enfin qu’il y ait eu un degré de tendresse et de passion par delà celui qui m’anime ? Les battements de mon cœur, les pulsations de mon pouls, ma respiration, tout cela n’est plus que l’effet de la passion : elle est plus marquée, plus prononcée que jamais : non pas qu’elle soit plus forte, mais c’est qu’elle va s’anéantir, semblable à la lumière qui revit avec force avant que de s’éteindre pour jamais. Adieu, mon ami, Je vous aime.