Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXXIX

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Garnier Frères (p. 315-316).

LETTRE CXXXIX

Mardi au soir, 24 octobre 1775.

Les oracles avaient cessé, parce qu’ils craignaient de parler aux échos. Ma dernière lettre est de vendredi l’après-dîner : j’avais jugé que vous partiriez dimanche ou lundi ; aujourd’hui j’imagine que vous attendrez l’arrivée de M. de Saint-Germain qu’on attend mercredi ou jeudi. C’est un homme isolé : il est arrivé là sans intrigue ; on doit croire qu’il ne voudra que le bien, s’il fait des réformes et des changements. Il aura la confiance du militaire, parce qu’on sait qu’il est instruit, et qu’il a une grande expérience. Personne ne peut mieux que lui faire usage de vos talents, vous mettre en activité ; d’ailleurs il faut penser à vous. Ne m’avez-vous pas dit qu’il était prévenu pour vous d’un grand intérêt ? Il ne faut pas tourner le dos à la fortune.

J’ai reçu vos lettres de vendredi et de dimanche ; elles sont courtes, elles sont rares. Mais, mon ami, je ne me plains pas, vous avez tant d’intérêts divers ! cela vous donne tant de soins, que je ne conçois pas comment vous pouvez suffire ; tout le monde doit vous remercier et personne ne doit être heureux. Ne me répétez plus qu’il faut que je tâche de me faire à votre situation. Mon ami, ces mots il faut tâcher, quand il s’agit de sentiment ou de patience, sont autant de doutes et d’absurdités : c’est lorsqu’il s’agit de conduite, d’affaires, de choses d’intérêt qu’il faut en effet tâcher, qu’il faut se faire effort, parce que les actions, les démarches sont alors dirigées, ou doivent être dirigées par la réflexion ; et c’est de la sottise ou de la légèreté que de se mettre sans cesse en contradiction avec ses projets et ses intérêts. Mais moi, je tâcherai, je me ferai effort, et pourquoi ? Non, non, mon ami, j’ai manqué le but de ma vie, il n’y a plus d’intérêt pour moi. Je me tairai sans doute, mais ce ne sera pas en tâchant, ce sera après avoir tout apprécié, tout jugé, et surtout après avoir vu de bien près le terme ; c’est pour me calmer, s’il est possible, dans ces derniers temps de souffrance. L’on supporte tout à la fin d’un voyage, je ne veux pas vous coûter un regret. Je n’ai point besoin de larmes après ma mort. Je ne vous demande plus que de l’indulgence et la bonté qu’on accorde aux malades et aux malheureux. Adieu, mon ami. J’ai passé une cruelle journée, j’ai toussé à mourir. J’ai un peu de fièvre ce soir. Il faut cependant que j’écrive un mot à M. de Vaines. Je lui envoie cette lettre.