Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXXVIII

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Garnier Frères (p. 312-315).

LETTRE CXXXVIII

Vendredi, midi, 20 octobre 1775.

Je me presse comme si vous deviez m’entendre plus tôt. Mon ami ! vous êtes fou ! Vous allez dire du mal de M. Turgot à M. de Vaines ! et c’est pour moi, et c’est mon intérêt qui vous égare, et qui vous fait presque dire à M. de Vaines qu’il a tort ! Mon Dieu ! quelle mauvaise tête ! Mais que de bonté ! que vous êtes aimable ! Mais vous vous méprenez, si vous allez croire que c’est la pauvreté, ou le bien-être qui vient de la fortune, qui pouvait rien ni pour mon bonheur, ni pour augmenter mon malheur. Mon ami, ce n’est ni M. Turgot, ni M. de Vaines, ni le Roi, ni tout ce qu’il y a de puissant sur la terre, qui peuvent rien pour mon bonheur, pour calmer mon âme, pour en chasser un sentiment déchirant, pour remettre du baume dans mon sang. Hélas ! il faudrait que vous m’eussiez aimée ; mais il vous est plus facile de solliciter, de haïr un ministre, parce qu’il a l’honnêteté de ne pas songer à ma fortune. Mon ami, ni l’or, ni les grandeurs ne nous rendent heureux. Cela est plus vrai pour certaines âmes, que je ne puis l’exprimer. Je n’ai jamais connu d’équivalent, de dédommagement à rien de ce que j’ai désiré ; la passion est absolue. Les goûts se plient aux circonstances ; je n’ai jamais voulu, ni aimé qu’une chose, et en cela plus conséquente qu’il n’appartient à ma mauvaise tête, je ne me suis jamais repentie de ma manière de me conduire dans les différentes occasions que j’aurais eues de m’enrichir et d’augmenter, ou, pour parler plus juste, d’acquérir de la considération, de celle du moins que les sots distribuent et dont les têtes et les âmes vides font leur aliment. Bonjour, mon ami. J’entends le vicomte de S. Chamans. Je reprendrai après l’arrivée du facteur. J’espère, ou je crois que j’aurai une lettre de vous. Après avoir vu des indifférents tout le jour, vous serez rentré chez vous hier au soir, en disant : je vais faire quelque chose pour le plaisir de ce qui m’aime.


Vendredi, quatre heures, après l’arrivée de la poste.

Point de lettre de vous ! Savez-vous combien je suis juste ? Cela me fait haïr celles des autres. Qu’importe tout le reste, lorsque l’âme et la pensée sont fixées sur un seul point. Je conçois à merveille comment Newton a pensé trente ans de suite à la même chose, et le but qu’il se proposait ne vaut pas celui que je me promettais. Mon ami, aimer est le premier bien ; être aimée par ce qu’on aime, c’est être trop heureuse. Il y a eu des temps dans ma vie ! mais, mon Dieu ! que je suis tombée ! — Je n’ai point de lettre de vous ! C’est ma faute : M. de Vaines vous aura envoyé trop tard la lettre que je lui avais adressée. J’ai voulu vous suivre partout ; et vous ne vous êtes pas soucié de me prévenir. Pour se rencontrer sûrement, il ne faut pas s’attendre. — Mon ami, j’ai relu votre lettre d’hier trois fois tout de suite : ce que vous dites sur la différence de l’esprit et du génie est excellent, et de la plus grande éloquence ; la comparaison est de génie. Mais je ne pense pas comme vous, qu’il faille, pour gouverner, des gens pleins de passion. Il faut du caractère et point de passion ; l’esprit suffit, et il est peut-être préférable dans une monarchie, où il faut une marche uniforme, où le bonheur doit être préféré à la gloire ; et c’est parce que je crois que ce n’est ni la passion, ni le génie qu’il faut à un ministre français, que je pense qu’il n’y a point d’homme qui fût plus capable de nous bien gouverner que L. de T… Et je vous réponds qu’il n’y a point d’âme plus inaccessible aux passions. Ce n’est pas non plus pour l’énergie qu’il faut le louer : il a du caractère, beaucoup de lumières, une grande activité et une facilité et une amabilité qui aplanissent toutes les difficultés. Voilà ce que je réponds à tout ce que vous me disiez de M. T… ; il ressemble plus à Licurgue, et L. de T… au cardinal de Richelieu et à Colbert : car il n’aurait ni la force ni l’atrocité du cardinal. — Mon ami, vous recevrez cette lettre demain samedi, et sans doute ce sera la dernière, parce que je ne doute pas que vous ne partiez dimanche. Voici mes ordres : vous ferez un paquet de toutes mes lettres, vous y mettrez mon adresse, et ce seront vos mains qui le remettront dans celles de M. de Vaines, qui contresignera ce précieux dépôt. Vous partirez après, et vous ne m’écrirez point dans ce paquet, mais bien par la poste. Je veux savoir l’heure, le moment où vous quitterez Fontainebleau ; oui, j’ai un intérêt : où n’en met-on pas lorsqu’on aime ? Je vous ai bien dit que je ne me plaindrais plus, que je ne vous accablerais plus du poids de mes maux. Mais souvenez-vous bien que je ne me suis pas engagée à avoir une conduite parfaite, égale. Cela viendra peut-être : l’indifférence ne sera pas toujours impossible à mon cœur. Je dis donc que je ne vous ferai plus souffrir de mon malheur ; mais entendez bien que je ne serai ni assez courageuse, ni assez raisonnable pour faire semblant de ne pas souffrir lorsque je me sentirai déchirée. Adieu, mon ami. Il me semble que je me sépare de vous pour longtemps, et cette séparation me fait plus de mal que lorsque vous êtes là, et que vous me dites adieu : alors il n’y a que cet instant pour moi, je vis de toute ma force dans un point ; mais aujourd’hui il n’en est pas de même, je me sens triste, abattue, j’ai la privation de vous, de votre lettre, et je vois encore demain et après ! Ah ! cet avenir sera bien long ! Adieu, adieu.