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Page:Améro - Le Tour de France d’un petit Parisien.djvu/383

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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

banques, plein de mouvement de lumière et de bruit ; il se hasardait à regarder de loin la petite danseuse, et il lui semblait que ce ne serait jamais autrement — de loin — qu’il pourrait la suivre dans la vie. S’il faisait imprudemment un pas vers elle, n’était-il pas sûr de la perdre aussitôt ?

Alors le pauvre garçon se désolait. Tous ses chagrins se renouvelaient, âpres et cuisants comme à la première heure ; et maintenant il s’abandonnait à croire qu’une fatalité s’attachait à lui. Où un autre aurait réussi aisément, — dans cette entreprise de réhabilitation, — lui n’était parvenu à rien, si ce n’est d’attirer une mauvaise affaire à Bordelais la Rose à Salers, d’occasionner la mort du sauveteur du Havre, de faire assommer par Hans Meister son ami Barbillon. Il s’était intéressé à une petite danseuse, et aussitôt la persécution avait atteint l’enfant. Et qui sait quelle influence ses revendications obstinées auprès de Jacob avaient pu exercer sur le malheureux sort de sa sœur Pauline ?

Tandis que Jean indifférent aux séductions de la fête foraine s’abandonnait à ces fâcheuses réflexions, celle que tout le monde appelait Cydalise se mettait en coquetterie réglée avec la foule ; mais de ces baisers envoyés au bon public Lillois pour le remercier de ses applaudissements à la fin des entrechats et des pirouettes, Jean ne pouvait même prendre sa part, car il n’applaudissait pas. À la distance où il se tenait, il demeurait un inconnu. Quel supplice pour ce gentil garçon si expansif, si cordial ! Ah ! mieux vaudrait, croyait-il, se faire une raison, comme le voulait Quentin, ne plus jamais songer à cette petite fille… Mais comme ce serait difficile ! Autant s’imposer l’obligation d’oublier Risler. Toutes les fois qu’il penserait à ce parent dont il avait tant à se plaindre, le souvenir de la chère baladine ne s’imposerait-il pas ?

Renoncer à Emmeline… alors, la rendre à sa mère ? Oh ! non ! oh ! non ! Là, sur ces tréteaux, à côté de l’oncle Risler — Jacob Risler redevenait l’oncle ! — tout indigne qu’il fût, la petite faisait en quelque sorte partie de sa famille à lui, humble et déconsidérée, tandis que dans la maison de la rue Saint-Jean, à Caen, Emmeline ou plutôt Sylvia retrouvée par les siens, grandissait comme une demoiselle riche et noble, perdue pour lui, perdue, perdue… Que fallait-il faire ? quel parti prendre ? À quoi se résoudre ?

Ce qu’il fallait faire ? Il fallait agir honnêtement sans se préoccuper du reste. « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » Cette simple morale échappait à Jean, si bon, si loyal jusque-là ! si accessible à tous les sentiments honorables ! Un grand trouble devait s’être emparé de son esprit.