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Page:Améro - Le Tour de France d’un petit Parisien.djvu/67

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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

pénible de la scène revenait vivace et douloureuse à l’esprit de l’enfant. Il se rappelait alors certaines allusions cruelles des habitants du Niderhoff. Et il lui semblait, à mesure qu’il prenait de l’âge, qu’une tache déshonorait son nom.

Plusieurs fois Jean avait cherché à tirer quelque lumière de son oncle Antoine ; mais le brave homme, assez borné d’esprit du reste, n’aimait pas les Alsaciens. Son neveu était Lorrain ; mais pour lui Alsacien ou Lorrain c’était tout un. L’ouvrier ébéniste, profondément Parisien, — on pourrait dire Parisien endurci, — avait vu avec déplaisir sa sœur devenir la femme de Jacob Risler. Ce déplaisir s’était accru lorsque son beau-frère, malgré sa promesse, après deux ans de mariage avait emmené au pays sa femme et le petit Jean. Ce nom de Risler, au surplus, sonnait mal à l’oreille d’Antoine. Des renseignements venus du Niderhoff ne se trouvaient nullement favorables à la famille Risler, dont les cousins Louis et Jacob étaient médiocrement considérés dans le pays ; par surcroît, ce dernier avait épousé une Allemande et cette circonstance, aux yeux de l’honnête mais ignorant Antoine Blaisot, rapprochait singulièrement la frontière du côté du Rhin…

Plusieurs années s’écoulèrent et Jean ne pouvait ni se résoudre à oublier l’odieuse accusation dont son père avait été flétri, ni à accepter la réprobation qui le frappait, avec les siens. Oh ! comme il brûlait de grandir, de devenir un homme ! Il ne passait jamais devant les magasins de la rue du Faubourg-Saint-Antoine sans étudier, — grave et anxieux — dans les glaces des devantures les progrès accomplis… depuis la veille. À l’école, il montrait un âpre désir d’apprendre très rare chez les enfants. Quelle ambition l’excitait donc ? quelle vanité ? quel besoin de dominer, d’éclipser les autres élèves ? Jean obéissait à une idée plus avouable. Il voulait écrire lui-même à son ami « M. Bordelais », dont l’adresse demeurait pieusement gardée dans sa mémoire. C’est qu’il était si sûr de posséder en lui un ami ! L’oncle Antoine se montrait indulgent, mais en même temps froid, indifférent…

Avec Bordelais la Rose, on fortifierait, le moment venu, un pacte d’inaltérable amitié. Et puis l’ex-zouave avait connu son père ; Jean savait fort bien qu’il l’estimait. Tout lui disait que par le vieux soldat des compagnies franches des Vosges il pourrait obtenir la preuve de l’honnête conduite de son père. L’espoir lui revenait ; il se rappelait les dernières paroles que son père lui avait dites : Souviens-toi qu’il n’y a jamais eu de traître du nom que tu portes ! Et en bon fils, il avait hâte d’entreprendre une réhabilitation, à laquelle il voulait consacrer toute son énergie.