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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

— J’avais bien dit, répéta-t-il plus d’une fois, qu’il me porterait malheur jusqu’à la fin !

— Mais en quoi, mon oncle ?

— Il m’a coupé bras et jambes… Le moins qu’il puisse avoir, cet Allemand, c’est le mauvais œil !

Malgré tout, avant la fin de la semaine, cette journée de dimanche fut oubliée. Jean venait de recevoir de bonnes lettres de Caen. Il obtenait enfin d’accompagner M. de Brazza dans sa troisième expédition. Le baron du Vergier avait fait exprès le voyage de Paris pour voir le jeune lieutenant de vaisseau, dont s’occupaient le monde savant et le gouvernement français, et iltenait de lui une promesse favorable à son protégé.

On était au milieu de janvier 1883 et l’expédition devait quitter Bordeaux à la fin de mars. Jean, mieux préparé que jamais par un travail assidu, avait tout juste le temps de jeter un coup d’œil sur la Crau et la Camargue et de s’acheminer par Cette et Montpellier vers Bordeaux, où il comptait passer quelques jours auprès de son vieil ami Bordelais la Rose.

Il dût se résigner enfin à dire adieu à son oncle Risler, auquel il avait fini par s’attacher, et qu’il laissait à Marseille dans un fâcheux état de santé : rien n’assurait Jean de le retrouver vivant, s’il avait lui-même le bonheur de revoir ce beau pays de France qu’il allait quitter pour bien des années !

Cette séparation accomplie, il alla voir le grand et le petit Rhône, et l’île de la Camargue, qu’enserrent les deux bras du fleuve. Elle est marécageuse, toute coupée de canaux naturels et de fosses d’écoulement. Sa tête touche à Arles, à l’endroit même de la bifurcation du Rhône. Le delta du Rhône est presque inhabité, sauf dans cette partie septentrionale où les cultivateurs bravent la fièvre. Là, se trouvent aussi de vastes pâturages où vaguent des chevaux blancs ou gris, des troupeaux de bœufs à demi sauvages, et des « manades » de taureaux noirs, petits, aux cornes recourbées, destinés aux courses dans les fêtes votives (les vôtes) des villages de la région, imitation très mitigée des « corridas » espagnoles.

La Camargue infestée de moustiques qui s’échappent par nuées des marais boisés de tamaris, est poudreuse l’été et à demi inondée durant l’hiver. Son sol limoneux est fortement échancré au sud par l’étang de Vaccarès, où les vaches paissent les herbes marines des rives. Cet étang est en arrière du golfe de Beauduc, dont il est séparé par des îlots d’alluvion.

Au delà du petit bras du Rhône, et bornée au nord par des étangs et des marais, Jean vit la petite Camargue, toute en étangs elle-même jusqu’à