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Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/91

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ces « sœurs d’infortune ». Pourquoi Quincey la distingua parmi ses compagnes d’opprobre et de misère ; pourquoi il la choisit pour lui représenter la douleur anonyme du monde, dont le gémissement le poursuivait depuis l’enfance : lui-même n’en a jamais rien su. Peut-être était-ce la jeunesse de cette pauvre fille : elle avait quinze ans ; peut-être son visage, sans beauté mais très doux ; peut-être autre chose, et peut-être rien. Peu importe la cause. Il l’aima en frère, elle l’aima en sœur. Leur affection fut pour tous deux une bouffée d’air pur dans l’atmosphère d’ignominie qu’ils respiraient. Ils se donnaient rendez-vous sur un de ces immondes trottoirs du centre de Londres où roule tous les soirs, à perte de vue, le fleuve colossal du vice britannique. Là, ils cheminaient côte à côte, et Quincey n’avait que de la compassion pour cette malheureuse et son atroce métier. Il voyait en elle une sorte de colombe expiatoire de la corruption universelle. Volontiers il se serait mis à genoux devant elle, comme Raskolnikov devant Sonia ; volontiers il aurait aussi crié en lui baisant les pieds : « Ce n’est pas devant toi que je me prosterne, c’est devant toute la souffrance de l’humanité. »

Il arriva qu’une nuit Quincey se sentit défaillir de faiblesse et de besoin. À sa prière, Anne l’accompagna dans un square, où il s’affaissa sur les degrés d’une maison. Son amie courut lui chercher un verre de vin épicé, qu’elle paya de ses maigres deniers, et qui lui sauva la vie. Du moins, il l’assure. Dans l’état d’esprit où était Quincey, l’aventure lui parut symbolique : « Ô ma jeune bienfaitrice ! combien de fois, dans les années postérieures, jeté dans des lieux solitaires, et rêvant de toi avec un cœur plein de tristesse et de véritable amour, combien de fois ai-je souhaité que la bénédiction d’un cœur oppressé par la reconnaissance