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LA FEMME DU DOCTEUR

désigné arrivât pour l’éveiller. La beauté doit attendre et attendre patiemment l’arrivée de sa destinée. Mais la pauvre Isabel pensait qu’elle avait attendu bien longtemps, et elle ne voyait même pas poindre faiblement à l’horizon le panache du prince tant désiré.

Il y avait des motifs pour qu’Isabel oubliât les souvenirs de sa vie passée et se consolât par des rêves d’une existence meilleure. Une médication saine aurait pu lui faire du bien comme antidote contre le sentimentalisme outré de sa nature ; mais chez M. Raymond elle avait tout le loisir de rêver sur ses livres, édifiant de merveilleux romans dont elle était l’héroïne et le héros !…

Le héros était un vrai caméléon, en ce sens qu’il prenait sa couleur du dernier livre que Mlle Sleaford avait lu. Tantôt c’était Ernest Maltravers, jeune et séduisant aristocrate aux yeux violets et à la chevelure soyeuse. Parfois c’était Eugène Aram, brun, sombre, et intelligent, l’esprit tourmenté par l’insignifiant détail du meurtre de M. Clarke. Une autre fois, Steerforth, égoïste, fier, élégant. De loin en loin, lorsque les enfants dormaient, Mlle Sleaford laissait tomber ses longs cheveux noirs devant le petit miroir et déclamait à mi-voix pour elle-même. Elle voyait son visage pâle, effrayant dans l’obscurité du miroir, ses bras levés, ses grands yeux noirs, et elle s’imaginait qu’elle dominait un auditoire frappé de terreur. Par moments elle songeait à quitter amicalement M. Raymond et à s’en aller à Londres avec un billet de cinq livres dans sa poche pour paraître sur un des théâtres en qualité d’actrice tragique. Elle se rendrait chez le directeur et lui dirait qu’elle voulait jouer. Tout d’abord il y aurait quelque difficulté et il mettrait en doute son talent ;