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Page:Braddon - Les Oiseaux de proie, 1874, tome I.djvu/92

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LES OISEAUX DE PROIE

ans, éprouvait cette amertume dans toute sa cruauté.

« Je suis un homme très-vieux, Anna, » répétait-il d’un ton plaintif.

Mais Anna ne pouvait pas le trouver vieux. À ses yeux, il était et serait toujours l’élégance, la distinction faite homme. C’était le premier homme du monde qu’elle eût vu. Mme Kepp avait donné abri à d’autres locataires qui se faisaient passer pour des gentilshommes : ils avaient affecté de faire paraître de grandes façons, l’avaient pris de très-haut avec la veuve et sa fille ; mais quelle lourdeur, quelle gaucherie, quel strass comparé à ce pur diamant. Anna, avant que le seuil de l’humble habitation eût été honoré des pas d’Horatio, avait déjà vu des bottes vernies ; mais comme elles étaient grossières et vulgaires, et quels pieds de rustres avaient ceux qui les portaient ! Les mains fines et blanches de Paget, avec son cou-de-pied cambré, la courbe patricienne de son nez aquilin, la coupe parfaite de son vêtement, la grâce souple de son langage, tout cela avait troublé le petit cœur tendre d’Anna, et d’autant mieux que son héros était malheureux, abandonné. Qu’un pareil homme fût délaissé, semblait une destinée injuste et cruelle aux yeux de la douce fillette. Et alors, quand la maladie vint le saisir, le confiant à sa tendresse et à sa compassion, alors l’innocente fille prodigua tous les trésors de son cœur au gentilhomme ruiné. Elle ne pensait ni à une récompense, ni à un salaire ; elle savait que le locataire de sa mère était dans une misère complète et que ses loyers avaient été payés de moins en moins régulièrement, en commençant par des semaines pour finir par des mois de retard. Elle n’avait pas conscience de la profondeur du sentiment qui avait fait d’elle une admirable garde-malade, car sa vie était très-remplie par le