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LE CORRECTEUR TYPOGRAPHE

trature, de l’Administration (avec un A), des Chemins de Fer, de la Politique et de l’Église. Une vraie réunion d’intellectuels, pétillants d’esprit et de malice, à l’occasion ; et cette occasion, fort reposante, on la faisait naître toutes les fois qu’on le pouvait.

« L’Église était représentée par un ex-séminariste auquel la perspective du célibat avait dû paraître trop sévère. Comme beaucoup de ses confrères avaient fait avant lui, ainsi que nombre d’autres ont agi depuis, il avait obliqué vers la correction. On l’avait surnommé Le Bœuf, si grande, si persévérante était son ardeur au travail ; les dix heures de la journée étaient par lui consciencieusement remplies ; … inconsciemment il faisait du taylorisme. Aussi, les plus dures besognes, celles qui avaient rebuté plusieurs de ses devanciers, lui étaient réservées. Entre autres labeurs ingrats, on lui avait confié la correction d’une revue hebdomadaire, grave, austère, dont pour un rien le rédacteur en chef, homme considérable, cassait aux gages le meilleur des collaborateurs : la moindre peccadille était jugée cas pendable par cet omnipotent, qui imposait le remplacement du correcteur fautif.

« Le dauphin, Le Bœuf veux-je dire, accepta l’épreuve avec respect et s’en acquitta avec une scrupuleuse minutie. Chaque semaine, il « montait en loge » ; alors le monde extérieur cessait d’exister pour lui : il perdait une partie du boire et du manger, il ne songeait plus au sommeil, et pendant trois jours on le désignait du nom de la revue que si bien il accommodait : ainsi avait-il l’illusion de participer à la renommée de son maître sévère. — Impassible sous les lazzi, dédaigneux des moqueries, patiemment, persévéramment, comme ceux de son pays montagneux, Le Bœuf poursuivait son dur labour. Durant plusieurs mois il tint ferme ; ce fut un record et il acquit… une sérieuse considération. Mais à ce métier l’infortuné abîma sa vue et contracta des céphalalgies « quasi-permanentes », disait-il. De loin en loin, pour reprendre haleine, il lui arrivait de s’arrêter après la lecture de quelques pages plus ardues que les autres ; il soupirait alors en une plainte douloureuse : « Ma tête, ma pauvre tête ! »

« À cet appel de détresse, le représentant de la Médecine, le confrère Lerio, ex-major de la Marine, levait sa hure hirsute et commençait un cours de quelques minutes sur les maladies mentales consécutives aux céphalalgies trop fréquentes ; une consultation amicale terminait le discours.