Page:Brossard - Correcteur typographe, 1924.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voici que, le soir tombé, le correcteur, en passant le seuil de l’atelier, oublie jusqu’au souvenir même de ses lectures : de ce que ses yeux ont parcouru son cerveau n’a gardé nulle empreinte ; de ce que ses oreilles ont entendu son intelligence ne saisit maintenant la moindre phrase ; suivant le précepte, « sa gauche ignore ce que sa droite » a passé au creuset de la correction. « Initié par état à toutes les manœuvres politiques, diplomatiques et financières, aujourd’hui aux Débats, demain au Moniteur ou au Siècle, le correcteur sait à quoi s’en tenir sur la fixité de principes de l’un, sur l’exactitude de l’autre, et enfin sur l’esprit d’intérêt général qui préside à la politique du troisième. Il n’est pas jusqu’aux nouvelles télégraphiques insérées dans les colonnes du Commerce dont le correcteur ne connaisse la source, et sur la valeur desquelles il ne soit fixé bien avant que ce puissant véhicule n’aille mettre en émoi tous les agioteurs de la Bourse et de Tortoni. Le correcteur assiste à la rédaction des lettres particulières du Levant ; il connaît l’estaminet d’où émanent tous les secrets d’ambassade et de cabinet ; il est à tu et à toi avec le fabricant de faits-Paris ; le feuilletoniste ne dédaigne pas lui-même de faire quelquefois la conversation avec lui ; et l’un de ces confidents de toutes les pensées abandonnées à la Presse a dû savoir pourquoi, dans un feuilleton du Courrier Français, tel publiciste a placé dernièrement sur les bords de la Meurthe la petite ville de Vic. Le correcteur voit d’un œil impassible toutes les marionnettes politiques ou littéraires : il jaugerait à un millième près l’éminence d’un homme d’État et la profondeur d’un écrivain attitré. Peut-être avouerait-il dans l’intimité que l’un a les pieds dans le sable, et que la tête de l’autre est perdue dans les nuages[1] » ; mais le souci de la discrétion professionnelle tient sa bouche fermée devant toutes les sollicitations qui l’assaillent. Comme le poète, le correcteur apprécie au plus haut degré le mérite du silence et les satisfactions que de ce côté lui procure sa conscience :

Qu’il est bon de se taire, et qu’en paix on respire,
Quand de parler d’autrui soi-même on s’interdit,
Sans être prompt à croire, ou léger à redire
Sans êtrePlus qu’on ne nous a dit[2].

  1. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 62-63.
  2. Pierre Corneille.