Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/223

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visitaient les artistes. On trouvait Shakspeare, Dante, Gœthe, lord Byron et Walter Scott dans l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de lâches de couleur que de taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. Les imaginations, déjà bien excitées par elles-mêmes, se surchauffaient à la lecture de ces œuvres étrangères d’un coloris si riche, d’une fantaisie si libre et si puissante. L’enthousiasme tenait du délire. Il semblait qu’on eût découvert la poésie, et c’était, en effet, la vérité. Maintenant que ce beau feu est refroidi et que la génération positive qui occupe la scène du monde se préoccupe d’autres idées, on ne saurait croire quel vertige, quel éblouissement produisirent sur nous tel tableau, telle pièce, qu’on se contente aujourd’hui d’approuver d’un petit signe de tête. Cela était si neuf, si inattendu, si vivace, si ardent !

Delacroix, bien qu’en paroles il affectât quelque froideur, ressentait plus vivement que personne la fièvre de son époque. Il en avait le génie inquiet, tumultueux, lyrique, désordonné, paroxyste. Tous les souffles orageux qui traversaient l’air faisaient tressaillir et vibrer son organisation nerveuse. S’il exécutait en peintre, il pensait en poëte, et le fond de son talent est fait de littérature. Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets. Il s’assimilait les types qu’il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémis-