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Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/56

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aux tyrannies de la civilisation, et ils se sentaient libres dans leur cave comme dans une île déserte. Un volet couché sur deux tréteaux supportait les dessins et les épures de la construction, un cahier de papelitos veuf de presque tous les feuillets, avec sa vignette de contrebandiers et sa légende catalane Upa, mynions, alere ! une blague à tabac faite de la patte palmée d’un oiseau de mer, et d’où s’échappaient comme des cheveux blonds d’une résille, quelques rares fils de maryland trop peu nombreux hélas ! pour être roulés en une suprême cigarette.

En ce temps-là nous ne fumions pas encore, mais nous savions déjà que nulle privation n’est plus dure que celle du tabac pour ceux qui ont l’habitude de se gargariser de fumée ; aussi avions nous apporté un paquet de maryland, espérant que la fierté de nos amis ne se formaliserait pas d’une si chétive offrande. Ils étaient de ceux-là qui, le ventre creux, répondent toujours, si on les invite, qu’ils sortent de table et ont magnifiquement dîné ; mais ils n’avaient pas fumé depuis la veille, et Petrus, éventrant le paquet, en tira une chevelure, la roula sous son pouce couleur d’or bruni dans la petite feuille de papel de hilo, l’alluma à la chandelle plantée dans une bouteille vide, et la porta à ses lèvres avec une visible expression de plaisir bien rare sur sa figure stoïque. Ses grands yeux hispano-arabes brillèrent un instant, une légère rougeur se répandit sous le tissu olivâtre de sa peau, des jets de fumée blanche lui sortirent alternativement des lèvres et