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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/101

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ORESTE À JEUN ET PYLADE IVRE.

Puis un sergent cria : — Joue.

Un officier intervint.

— Attendez.

Et s’adressant à Enjolras :

— Voulez-vous qu’on vous bande les yeux ?

— Non.

— Est-ce bien vous qui avez tué le sergent d’artillerie ?

— Oui.

Depuis quelques instants Grantaire s’était réveillé.

Grantaire, on s’en souvient, dormait depuis la veille dans la salle haute du cabaret, assis sur une chaise, affaissé sur une table.

Il réalisait, dans toute son énergie, la vieille métaphore : ivre mort. Le hideux philtre absinthe-stout-alcool l’avait jeté en léthargie. Sa table étant petite et ne pouvant servir à la barricade, on la lui avait laissée. Il était toujours dans la même posture, la poitrine pliée sur la table, la tête appuyée à plat sur les bras, entouré de verres, de chopes et de bouteilles. Il dormait de cet écrasant sommeil de l’ours engourdi et de la sangsue repue. Rien n’y avait fait, ni la fusillade, ni les boulets, ni la mitraille qui pénétrait par la croisée dans la salle où il était, ni le prodigieux vacarme de l’assaut. Seulement, il répondait quelquefois au canon par un ronflement. Il semblait attendre là qu’une balle vînt lui épargner la peine de se réveiller. Plusieurs cadavres gisaient autour de lui ; et, au premier coup d’œil, rien ne le distinguait de ces dormeurs profonds de la mort.

Le bruit n’éveille pas un ivrogne, le silence le réveille. Cette singularité a été plus d’une fois observée. La chute de tout, autour de lui, augmentait l’anéantissement de Grantaire ; l’écroulement le berçait. L’espèce de halte que fit le tumulte devant Enjolras fut une secousse pour ce pesant sommeil. C’est l’effet d’une voiture au galop qui s’arrête court. Les assoupis s’y réveillent. Grantaire se dressa en sursaut, étendit les bras, se frotta les yeux, regarda, bâilla, et comprit.

L’ivresse qui finit ressemble à un rideau qui se déchire. On voit, en bloc et d’un seul coup d’œil, tout ce qu’elle cachait. Tout s’offre subitement à la mémoire ; et l’ivrogne qui ne sait rien de ce qui s’est passé depuis vingt-quatre heures, n’a pas achevé d’ouvrir les paupières qu’il est au fait. Les idées lui reviennent avec une lucidité brusque ; l’effacement de l’ivresse, sorte de buée qui aveuglait le cerveau, se dissipe, et fait place à la claire et nette obsession des réalités.

Relégué qu’il était dans un coin et comme abrité derrière le billard, les soldats, l’œil fixé sur Enjolras, n’avaient pas même aperçu Grantaire, et