Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/345

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la blâme plus que vous ; lorsque vous avez prononcé mon arrêt, il fallait le subir, il fallait m’arracher à vous, ou à la vie : il y a de la bassesse à vouloir être plainte et soulagée par celui qui vient de vous frapper ; et cela est si vrai, que j’éprouve sans cesse un combat affreux : mon âme se révolte contre votre action, et mon cœur est rempli de tendresse pour vous. Vous êtes assez aimable pour justifier mon penchant ; mais vous m’avez trop mortellement offensée pour que je ne m’en sente pas humiliée. Mon ami, je vous l’ai dit souvent : ma situation est impossible à supporter : il y faut une catastrophe ; je ne sais si c’est la nature ou la passion qui la produira. Attendons et surtout taisons-nous. Vous avez assez de bonté, assez de délicatesse pour épargner ma sensibilité ; et vous me croyez, moi, assez cruelle pour vouloir exercer et alarmer la vôtre ! Ah, mon ami ! si le malheur rend quelquefois personnel, il rend aussi bien délicat : les malheureux ont pour l’ordinaire la main bien légère ; ils craignent bien de blesser, ils sont sans cesse avertis par leur propre douleur. Et vous croyez que lorsqu’à peine il me reste la force de me plaindre, je chercherai, je choisirai les expressions qui pourront vous faire le plus de mal ? Vous ne me connaissez pas : car si je pouvais m’arrêter avec vous, si je n’étais pas toute de premier mouvement, sans doute je mettrais du soin à éviter de vous faire de la peine ; mais songez donc que je vous aime. Voilà mon crime envers vous. Ah, mon ami ! la main sur la conscience, et je suis bien sûre que, sans un grand effort de générosité, vous me pardonnerez ? Mais je le jure, je n’aurai plus besoin de votre vertu : je veux élever mon âme au point de n’avoir plus besoin que vous me fassiez grâce. Adieu.