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LETTRE CXXXVIII

Vendredi, midi, 20 octobre 1775.

Je me presse comme si vous deviez m’entendre plus tôt. Mon ami ! vous êtes fou ! Vous allez dire du mal de M. Turgot à M. de Vaines ! et c’est pour moi, et c’est mon intérêt qui vous égare, et qui vous fait presque dire à M. de Vaines qu’il a tort ! Mon Dieu ! quelle mauvaise tête ! Mais que de bonté ! que vous êtes aimable ! Mais vous vous méprenez, si vous allez croire que c’est la pauvreté, ou le bien-être qui vient de la fortune, qui pouvait rien ni pour mon bonheur, ni pour augmenter mon malheur. Mon ami, ce n’est ni M. Turgot, ni M. de Vaines, ni le Roi, ni tout ce qu’il y a de puissant sur la terre, qui peuvent rien pour mon bonheur, pour calmer mon âme, pour en chasser un sentiment déchirant, pour remettre du baume dans mon sang. Hélas ! il faudrait que vous m’eussiez aimée ; mais il vous est plus facile de solliciter, de haïr un ministre, parce qu’il a l’honnêteté de ne pas songer à ma fortune. Mon ami, ni l’or, ni les grandeurs ne nous rendent heureux. Cela est plus vrai pour certaines âmes, que je ne puis l’exprimer. Je n’ai jamais connu d’équivalent, de dédommagement à rien de ce que j’ai désiré ; la passion est absolue. Les goûts se plient aux circonstances ; je n’ai jamais voulu, ni aimé qu’une chose, et en cela plus conséquente qu’il n’appartient à ma mauvaise tête, je ne me suis jamais repentie de ma manière de me conduire dans les différentes occasions que j’aurais