Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/358

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naissance, que, si vous étiez venu à Paris, j’aurais été le seul objet de votre voyage. Aussi ne l’avez-vous pas fait ; et puis vous osez dire que si cela ne me pénètre pas de sensibilité, c’est que je suis devenue bien difficile et bien injuste. Oh ! que vous pesez sur mon cœur, lorsque vous voulez me prouver qu’il doit être content du vôtre ! Je ne me plaindrais jamais, mais vous me forcez souvent à crier, tant le mal que vous me faites est aigu et profond ! Mon ami, j’ai été aimée, je le suis encore, et je meurs de regret en pensant que ce n’est pas de vous. J’ai beau me dire que je ne méritai jamais le bonheur que je regrette ; mon cœur cette fois fait taire mon amour-propre : il me dit que, si je dus jamais être aimée, c’était de celui qui aurait assez de charme à mes yeux, pour me distraire de M. de Mora, et pour me retenir à la vie après l’avoir perdu. Mais est-on jamais aimé par ce qu’on aime ? entre-t-il de la justice et de la réflexion dans ce sentiment si involontaire et si absolu ? — Je n’ai fait que languir depuis votre départ ; je n’ai pas été une heure sans souffrance : le mal de mon âme passe à mon corps ; j’ai tous les jours la fièvre, et mon médecin, qui n’est pas le plus habile de tous les hommes, me répète sans cesse que je suis consumée de chagrin, que mon pouls, que ma respiration annoncent une douleur active ; et il s’en va toujours en me disant : nous n’avons point de remède pour l’âme. Il n’y en a plus pour moi ; ce n’est pas guérir que je voudrais, mais me calmer, mais retrouver quelques moments de repos pour me conduire à celui que la nature m’accordera bientôt. Il n’y a que cette pensée qui me repose : je n’ai plus la force d’aimer ; mon âme me fatigue, me tourmente : je ne suis plus soutenue par rien. Le désir et l’espérance sont morts en moi ; plus