Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/359

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je m’affaiblis et plus je suis obsédée par une seule pensée. Sans doute je ne vous aime pas mieux que je vous ai aimé ; mais c’est que je n’aime plus rien, c’est que les maux physiques me ramènent sans cesse à moi. Il n’y a plus ni dissipation, ni diversion : la longueur des nuits, la privation du sommeil ont fait de mon sentiment une manière de folie ; cela est devenu un point fixe, et je ne sais comment il ne m’est pas déjà échappé vingt fois de dire des mots qui découvriraient le secret de ma vie et celui de mon cœur. Quelquefois, en société, je suis surprise par mes larmes, je suis obligée de m’enfuir. Hélas ! en vous peignant l’excès de mon égarement, je ne veux point vous toucher, puisque je crois que vous ne lirez jamais ceci. D’ailleurs, dans l’état où je suis, qu’est-ce que j’ai à prétendre ou à craindre de vous ? Il me suffit de vous croire honnête, pour être bien sûre de tous vos procédés jusqu’à la fin. Il y a des situations qui forceraient une âme dure et insensible : tout ce qui m’entoure paraît plus animé pour moi ; en voyant de près une séparation éternelle, on se rapproche. Je ne saurais assez me louer des soins et de l’intérêt de mes amis : ils ne me consolent pas ; mais il est certain qu’ils mettent de la douceur dans ma vie. Je les aime, et je voudrais les aimer davantage. Adieu. Je succombe à tant de pensées douloureuses ; cependant, en répandant mon âme, je l’ai un peu soulagée.



LETTRE CXLIV

Jeudi, onze heures du soir, 9 novembre 1775.

Mon ami, je vous ai écrit quatre pages hier ; jamais