Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/360

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je ne puis finir ma journée sans prononcer que je vous aime. Je viens de voir la personne du monde de qui je suis la plus aimée, et cela ne m’a fait que mieux sentir à quel point je vous aimais. Après trois mois d’absence, si je vous avais entendu annoncer sans m’y attendre, comme j’aurais tressailli de la tête aux pieds ! comme je n’aurais pas su un mot de ce que je disais, ni de ce qu’on me disait ! Mon ami, il faut aimer pour connaître tout ce que la nature a accordé de biens et de plaisirs aux hommes. Il est doux sans doute d’être aimé ; mais où est le bonheur ? car de juger, d’apprécier l’affection d’un homme aimable, de répondre avec honnêteté à des mouvements involontaires, de voir tour à tour la tristesse et le mécontentement se peindre sur le visage de quelqu’un tout rempli du désir de votre bonheur, oh ! si cela flatte l’amour-propre de quelque sotte femme, combien cela afflige une âme honnête et sensible ! Mon ami, je pourrais vous dire comme Pyrrhus à Andromaque :

Ah ! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie !

— Mon Dieu ! est-ce que vous ne souffririez point de n’avoir point de mes nouvelles ? est-ce que cela ne fait pas un vide dans votre vie ? Seriez-vous occupé ou enivré au point de ne pas éprouver tour à tour un besoin actif et une grande langueur ? Est-ce que je ne suis pas bien près de votre pensée lorsque je ne la suis pas ? Ah, mon ami ! Ces questions ne vous peignent qu’une bien faible partie de ce que je sens ; je meurs de tristesse. Mes amis me croient affectée de mes maux. Je voyais ce soir la bonté de M. d’An-