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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/449

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la corruption de la société qui me forcent à penser ainsi. Environnée d’autres mœurs et d’autres préjugés que les nôtres, je ne me ferais pas plus de scrupule de m’appuyer du crédit et de la richesse de Gonsalve, que de son courage, de ses conseils, et de tous les services qu’il pourrait me rendre ; mais dans un siècle et dans un pays ou l’argent est devenu le mobile de toutes les actions, où l’on peut avec lui corrompre tous les cœurs et acheter tous les sentiments, jamais un vil calcul d’intérêt ne souillera ma liaison avec ce que j’aime. Eh ! qu’aurait pu penser de moi Gonsalve, s’il m’avait vue un moment ressembler à tant d’autres femmes ! Qui est-ce qui lui aurait alors garanti la pureté de mon sentiment ! l’estime est une fleur si délicate, la plus légère altération la flétrit. Ah ! songez quel malheur c’eût été pour moi de descendre dans l’opinion de Gonsalve. Je préférais la place que j’y occupais, au premier trône du monde.

« À l’égard de mes amis, je vous avoue que j’ai toujours regardé l’égalité comme la première condition pour rendre l’amitié durable. Or, il n’en existe plus dès le moment que l’un est devenu le bienfaiteur et l’autre l’obligé. Ressouvenez-vous que je ne parle que d’un genre de bienfaits ; car leurs soins, leurs conseils, leurs sentiments, je les reçois, parce que je puis les leur rendre, et que dès lors il y a réciprocité, et par conséquent égalité entre eux et moi. Mais comment leur rendrais-je ce qu’ils feraient pour augmenter ma fortune ? Je serais, tout le reste de ma vie, mal à mon aise avec eux. Où agirait mon penchant, je craindrais qu’ils ne vissent plus que ma reconnaissance. Enfin, c’est le secret du cœur humain que je vais vous dire ; mais soyez sûr que, sans s’en rendre compte à eux-mêmes, sans s’en apercevoir, ils m’aimeraient peut-être moins, et, pour moi, j’avoue que je me sentirais opprimée de l’espèce d’ascendant que je leur aurais donné sur moi.

« Si telle a été ma façon de penser envers ce que j’ai le plus aimé au monde et envers mes amis, vous jugez