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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/103

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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant d’insectes, aujourd’hui métamorphosés en fleurs.

Ces soirs-là, en sortant du mois de Marie, quand il faisait beau et qu’il y avait clair de lune, au lieu de rentrer directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue promenade que le peu d’aptitudes de ma mère à s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d’un génie stratégique. Nous revenions par le boulevard de la gare où se trouvaient les plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardinet, le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du Télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Sur le silence qui n’en absorbait rien, se détachaient par moments, sans bavure, des bruits qui venaient de très loin, imperceptibles mais détaillés avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissimo : — comme ces morceaux en sourdine, si bien exécutés par l’orchestre du Conservatoire, que, sans en perdre cependant une note, on croyait les entendre bien loin de la salle de concert, et que les vieux abonnés, ravis, tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls, qui embaumait, me paraissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine.