Aller au contenu

Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
100
CHRONIQUES

pensivement en regardant les aubépines, c’est que ce n’est pas ma vue seule, mais ma mémoire, toute mon attention qui sont en jeu. J’essaye de démêler quelle est cette profondeur sur laquelle me semblent se détacher les pétales et qui ajoute comme un passé, comme une âme à la fleur ; pourquoi je crois y reconnaître des cantiques et d’anciens clairs de lune.

C’est au mois de Marie que je vis, ou remarquai, pour la première fois, des aubépines. Inséparables des mystères à la célébration desquels elles participaient comme les prières, posées sur l’autel même, elles y faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion comme sur une traîne de mariée, de petits boutons blancs. Plus haut s’ouvraient leurs corolles, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines qui les embrumait tout entières, qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l’imaginais, sans m’en rendre compte, comme les mouvements étourdis d’une jeune fille distraite et vive. Quand je m’agenouillai, avant de partir, devant l’autel, je sentis, en me relevant, s’échapper des fleurs une odeur amère et douce d’amandes. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant