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NOTES ET SOUVENIRS

dans des jeux mêlés de délices et de crimes, figurer l’accomplissement de tragiques destinées, évoquait de préférence les ombres des princesses et des rois. Hélas il est bien probable qu’elle attendra en vain, la pauvre Mme de Nieulles, le miracle que M. Ganderax semblait lui annoncer en nous le racontant. Mais, qu’importe, sa déception ne sera pas trop cruelle ; elle ne pourra reprocher à l’art de lui avoir menti, car en ôtant à sa douleur son caractère égoïste, en la transposant, si l’on peut ainsi dire, il a bien rempli le rôle d’un ingénieux consolateur. Ses mensonges sont les seules réalités, et pour peu qu’on les aime d’un amour véritable, l’existence de ces choses qui sont autour de nous et qui nous subjuguaient, diminue peu à peu. Le pouvoir de nous rendre heureux ou malheureux se retire d’elles pour aller croître dans notre âme où nous convertissons la couleur en beauté. Là est le bonheur et la véritable liberté.

Marcel Proust.
Le Banquet, mars 1892.