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CHRONIQUES

laideurs ; il montre à la fois l’âme et le corps et à la fin du conte la poésie naît pour ainsi dire de la vérité. Ainsi les plus belles fleurs de nos rêves ont pour sève notre sang et pour racines ces petits filaments blancs qui sont nos nerfs. S’il a retenu pour nous et comme concentré toute la poésie qui se dégage de l’histoire des Petits Souliers, il n’a pas essayé (et en cela il est poète) de « poétiser », d’« idéaliser » les personnages. Si le charmant miracle d’amour a lieu chez une courtisane, ce n’est pas en effet que M. Ganderax obéisse à l’audacieuse psychologie des romantiques et des naturalistes qui douèrent une Marion Delorme, puis une Boule de Suif des vertus qu’ils refusaient aux « bourgeois ». Pâquerette Vernen est peut-être une mère tendre. Elle nous est surtout montrée comme une mère pratique, désireuse pour sa fille de « chic » et de « vie régulière ».

Mais à qui je ne puis m’empêcher de penser c’est à l’absente, à cette Mme de Nieulles qui projette sur ce conte où elle n’apparaît pas, l’ombre de son corps douloureux et charmant. Aussi bien n’est-ce pas un peu pour elle que ce conte est écrit ? Et n’est-ce pas pour la toucher davantage que les personnages sont pris « dans son monde », un monde où d’ailleurs les maris délaissent plus leurs femmes que dans les autres. C’est que l’art plonge si avant ses racines dans la vie sociale que dans la fiction particulière dont on revêt une réalité sentimentale très générale, les mœurs, les goûts d’une époque ou d’une classe ont souvent une grande part, et peuvent même en aviver singulièrement l’agrément. N’était-ce pas un peu pour des spectatrices de la cour, voluptueusement torturées par la passion, que Racine, quand il voulait,