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NOTES ET SOUVENIRS

et la myrrhe dans le cœur de M. de Nieulles et la dernière partie du conte en est embaumée d’une odeur divine. Les paroles d’un petit enfant le touchèrent assez pour qu’il changeât de vie et pour qu’il retournât auprès de sa femme qu’il avait abandonnée. Les belles délaissées qui lisent la Revue des Deux-Mondes, celles qu’un mari ou un amant a trahies ont dû recevoir de ce petit conte un divin réconfort. De quelles larmes n’ont-elles pas dû mouiller ces pages exquises qui les feront rêver bien longtemps de réconciliation jusque-là crues impossibles et ne cesseront plus d’exalter leurs plus chères, mais leurs plus timides espérances. — Avant de nous le rendre ainsi touchant, M. Ganderax nous avait fait de M. de Nieulles un portrait ironique, qui témoigne chez l’auteur d’une merveilleuse clairvoyance des caractères. Pauvre M. de Nieulles ! Pendant sa vie terrestre, bien chétive sans doute, presque irréelle auprès de celle dont son poète l’anima, il rencontra souvent M. Ganderax « dans le monde ». Derrière le plastron de sa chemise, telle une cuirasse sans défaut, derrière le monocle dont il bouchait son œil, seule ouverture sur son cœur et par où l’on aurait pu entrer dans cette place bien gardée, derrière ses attitudes composées pour la défensive, il se croyait impénétrable ; mais l’esprit de M. Ganderax, immatérielle fée « qui passe au travers des serrures », comme Athêné, voltigeait déjà dans le cœur de M. de Nieulles, lui dérobait l’étincelle, la petite flamme qui luit dans les âmes les plus obscurcies et qui lui a servi à le recréer pour nous, bien vivant. M. Ganderax respecte cette vie qu’il donne. Aussi peut-on dire qu’il est véritablement réaliste. De la créature, il ne retranche pas plus les beautés que les