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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/154

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CHRONIQUES

les « mélancolies », « accoudées » ou « souriantes », les « béryls » sont à tout le monde, on peut dire qu’aujourd’hui tout le monde a du talent. Mais ce ne sont là que vains coquillages, sonores et vides, morceaux de bois pourris ou ferrailles rouillées que le flux a jetés sur le rivage et que le premier venu peut prendre, s’il lui plaît, tant qu’en s’en retirant la génération ne les a pas emportés. Mais que faire avec du bois pourri, souvent débris d’une belle flotte ancienne — image méconnaissable de Chateaubriand ou d’Hugo…

Mais il est temps d’en venir à l’erreur d’esthétique que j’ai voulu signaler ici et qui me semble dénuer de talent tant de jeunes gens originaux, si le talent est en effet plus que l’originalité du tempérament, je veux dire le pouvoir de réduire un tempérament original aux lois générales de l’art, au génie permanent de la langue. Ce pouvoir fait certainement défaut à beaucoup, mais d’autres, assez doués pour l’acquérir, semblent systématiquement n’y pas prétendre. La double obscurité qui en résulte dans leurs œuvres, obscurité des idées et des images d’une part, obscurité grammaticale de l’autre, est-elle justifiable en littérature ? Je vais essayer de l’examiner ici.

Les jeunes poètes (en vers ou en prose) auraient un argument préliminaire à faire valoir, pour éluder ma question.

« Notre obscurité, pourraient-ils nous dire, est cette même obscurité qu’on reprochait à Hugo, qu’on reprochait à Racine. Dans la langue tout ce