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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/155

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NOTES ET SOUVENIRS

qui est nouveau est obscur. Et comment la langue ne serait-elle pas nouvelle, quand la pensée, quand le sentiment ne sont plus les mêmes ? La langue pour rester vivante doit changer avec la pensée, se prêter à ses besoins nouveaux, comme les pattes qui se palment chez les oiseaux qui auront à aller sur l’eau. Grand scandale pour ceux qui n’avaient jamais vu les oiseaux que marcher ou voler ; mais, l’évolution accomplie, on sourit qu’elle ait choqué. Un jour, l’étonnement que nous vous causons étonnera, comme étonnent aujourd’hui les injures dont le classicisme finissant salua les débuts du romantisme. »

Voilà ce que nous diraient les jeunes poètes. Mais les ayant félicités d’abord pour ces paroles ingénieuses, nous leur dirions : Ne voulant pas sans doute faire allusion aux écoles précieuses, vous avez joué sur le mot « obscurité » en faisant remonter si haut la noblesse de la vôtre. Elle est au contraire bien récente dans l’histoire des lettres. C’est autre chose que les premières tragédies de Racine et les premières odes de Victor Hugo. Or le sentiment de la même nécessité, de la même constance des lois de l’univers et de la pensée, qui m’interdit d’imaginer, à la façon des enfants, que le monde va changer au gré de mes désirs, m’empêche de croire que les conditions de l’art, étant subitement modifiées, les chefs-d’œuvre seront maintenant ce qu’ils n’ont jamais été, au cours des siècles : à peu près inintelligibles.

Mais les jeunes poètes pourraient répondre : « Vous