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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/158

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CHRONIQUES

propositions qui semblent traduites à des adverbes intraduisibles.

À l’aide de vos gloses, j’arriverai peut-être à comprendre votre poème comme un théorème ou comme un rébus. Mais la poésie demande un peu plus de mystère et l’impression poétique, qui est tout instinctive et spontanée, ne sera pas produite.

Je passerai presque sous silence la troisième raison que pourraient alléguer les poètes, je veux dire l’intérêt des idées ou des sensations obscures, plus difficiles à exprimer, mais aussi plus rares, que les sensations claires et plus courantes.

Quoi qu’il en soit de cette théorie, il est trop évident que si les sensations obscures sont plus intéressantes pour le poète, c’est à conditions de les rendre claires. S’il parcourt la nuit, que ce soit comme l’Ange des ténèbres, en y portant la lumière.

Enfin j’arrive à l’argument le plus souvent invoqué par les poètes obscurs en faveur de leur obscurité, à savoir le désir de protéger leurs œuvres contre les atteintes du vulgaire. Ici le vulgaire ne me semble pas être où l’on pense. Celui qui se fait d’un poème une conception assez naïvement matérielle pour croire qu’il peut être atteint autrement que par la pensée et le sentiment (et si le vulgaire pouvait l’atteindre ainsi il ne serait pas le vulgaire), celui-là a de la poésie l’idée enfantine et grossière qu’on peut précisément reprocher au vulgaire. Cette précaution contre les atteintes du vulgaire est donc inutile aux œuvres.