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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/157

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NOTES ET SOUVENIRS

au contraire ? Sans arriver à faire de la métaphysique qui veut une langue autrement rigoureuse et définie, il cesse de faire de la poésie.

Puisqu’on nous dit qu’on ne peut séparer la langue de l’idée, nous en profiterons pour faire remarquer ici que si la philosophie où les termes ont une valeur à peu près scientifique doit parler une langue spéciale, la poésie ne le peut pas. Les mots ne sont pas de purs signes pour le poète. Les symbolistes seront sans doute les premiers à nous accorder que ce que chaque mot garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme de son origine ou de la grandeur de son passé, a sur notre imagination et sur notre sensibilité une puissance d’évocation au moins aussi grande que sa puissance de stricte signification. Ce sont ces affinités anciennes et mystérieuses entre notre langage maternel et notre sensibilité qui, au lieu d’un langage conventionnel comme sont les langues étrangères, en font une sorte de musique latente que le poète peut faire résonner en nous avec une douceur incomparable. Il rajeunit un mot en le prenant dans une vieille acception, il oscille entre deux images disjointes des harmonies oubliées, à tout moment il nous fait respirer avec délices le parfum de la terre natale. Là est pour nous le charme natal du parler de France — ce qui semble signifier aujourd’hui le parler de M. Anatole France, puisqu’il est un des seuls qui veuille ou qui sache s’en servir encore. Le poète renonce à ce pouvoir irrésistible de réveiller tant de Belles au bois dormant en nous, s’il parle une langue que nous ne connaissons pas, où des adjectifs, sinon incompréhensibles, au moins trop récents pour ne pas être muets pour nous, succèdent dans des