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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/164

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CHRONIQUES

faire suite à la Bible d’Amiens. S’ils pouvaient du moins me redire quelques-unes des paroles de Ruskin durant ces voyages, ils mettraient un terme à des questions que je me pose sans cesse et que les pierres de Chartres et de Bourges ont laissées sans réponse. Ruskin est mort après avoir dit-on souffert comme d’une maladie mentale ; car c’est une caractéristique de notre temps, que ses « sages » ont tous été plus ou moins fous, d’Auguste Comte à Nietzsche, et (pour ne pas dire à Tolstoï qui n’est que singulier) à Ruskin. Seul, le « sage » de la France — à qui, pour mieux marquer la ressemblance entre leurs deux génies, elle a donné son nom : France — a la sérénité d’un sage de la Grèce. Ruskin est mort : il pouvait mourir. Comme les insectes, pour que leur espèce ne disparaisse pas avec eux, en déposent les caractères intacts dans des petits qui leur survivront, il avait fait sortir de son cerveau périssable ses idées précieuses, pour leur donner dans ses livres une demeure non pas éternelle, sans doute, mais dont la durée sera du moins plus en rapport avec les services qu’elles pourront rendre à l’humanité.

Ce n’est pas d’ailleurs qu’il n’espérât renaître à une autre vie : « Si, aimant les créatures qui sont semblables à vous-même, vous sentez que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que vous-même si elles vous étaient révélées ; si, vous efforçant de tout votre pouvoir de remédier à ce qui est mal près de vous ou autour de vous, vous levez les yeux vers un jour où le Juge de toute la terre fera régner partout la justice ; si, vous séparant des compagnons qui vous ont donné les meilleures joies que vous avez eues sur la terre, vous désirez rencontrer