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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/203

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CRITIQUE LITTÉRAIRE

Cette puissance de son exaltation et de sa sensibilité poétiques, Mme de Noailles ne l’aperçut longtemps que projetée par elle-même sur les choses. Elle ne l’y reconnaissait point, elle l’appelait innocemment splendeur de l’univers. Maintenant — et c’est cette étape vers un idéalisme plus profond que marquent les Éblouissements, — elle en a pris directement conscience dans quelque surplus d’amour, encore inutilisé par les choses, qu’elle aura trouvé un jour dans son cœur. Elle est « éblouie » par le monde, dit-elle, mais elle rend feu pour feu aux clartés qu’il lui verse. Elle sait que la pensée n’est pas perdue dans l’univers, mais que l’univers se représente au sein de la pensée. Elle dit au soleil : « Mon cœur est un jardin dont vous êtes la rose ». Elle sait qu’une idée profonde qui a enclos en elle l’espace et le temps n’est plus soumise à leur tyrannie et ne saurait finir :

Un tel élan ne peut être arrêté tout court.
Ma tendresse pour vous dépassera mes jours
Et ma tombe fermée !

La vue des tombeaux même ne fait que grandir son ardeur et sa joie, car elle croit voir, ses pieds nus sur les tombes,

Un Éros souriant qui nourrit des colombes.

… Je ne sais si vous me comprendrez et si le poète sera indulgent à ma rêverie. Mais bien souvent les moindres vers des Éblouissements me firent penser à ces cyprès géants, à ces sophoras roses que l’art du jardinier japonais fait tenir, hauts de quelques