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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/202

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CHRONIQUES

je puis voir un jour le jardin de Claude Monet, je sens bien que j’y verrai, dans un jardin de tons et de couleurs plus encore que de fleurs, un jardin qui doit être moins l’ancien jardin-fleuriste qu’un jardin-coloriste, si l’on peut dire, des fleurs disposées en un ensemble qui n’est pas tout à fait celui de la nature, puisqu’elles ont été semées de façon que ne fleurissent en même temps que celles dont les nuances s’assortissent, s’harmonisent à l’infini en une étendue bleue ou rosée, et que cette intention de peintre puissamment manifestée a dématérialisées, en quelque sorte, de tout ce qui n’est pas la couleur. Fleurs de la terre, et aussi fleurs de l’eau, ces tendres nymphéas que le maître a dépeints dans des toiles sublimes dont ce jardin (vraie transposition d’art plus encore que modèle de tableaux, tableau déjà exécuté à même la nature qui s’éclaire en dessous du regard d’un grand peintre) est comme une première et vivante esquisse, tout au moins la palette est déjà faite et délicieuse où les tons harmonieux sont préparés. Rien de pareil, nous l’avons vu, dans le jardin de Mme de Noailles. Il semble que ce soit en son honneur qu’Emerson ait composé le magnifique éloge (dont le Ten o’clock de Whistler serait la paradoxale et pourtant défendable contre-partie) : « Pourquoi un amateur viendrait-il chercher le poète pour lui faire admirer une cascade ou un nuage doré, quand il ne peut ouvrir les yeux sans voir de la splendeur et de la grâce ? Combien est vain ce choix d’une étincelle éparse çà et là, quand la nécessité inhérente aux choses sème la rose de la beauté sur le front du chaos. Ô Poète, vrai seigneur de l’eau, de la terre, de l’air, dusses-tu traverser l’univers entier, tu ne parviendrais pas à trouver une chose sans poésie et sans beauté. »