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CRITIQUE LITTÉRAIRE

de mémoire. Ouvrez les Mémoires d’Outre-Tombe ou les Filles du Feu de Gérard de Nerval. Vous verrez que les deux grands écrivains qu’on se plaît — le second surtout — à appauvrir et à dessécher par une interprétation purement formelle, connurent parfaitement ce procédé de brusque transition. Quand Chateaubriand est — si je me souviens bien — à Montboissier, il entend tout à coup chanter une grive. Et ce chant qu’il écoutait si souvent dans sa jeunesse, le fait tout aussitôt revenir à Combourg, l’incite à changer, et à faire changer le lecteur avec lui, de temps et de province. De même la première partie de Sylvie se passe devant une scène et décrit l’amour de Gérard de Nerval pour une comédienne. Tout à coup ses yeux tombent sur une annonce : « Demain les archers de Loisy, etc. » Ces mots évoquent un souvenir, ou plutôt deux amours d’enfance : aussitôt le lieu de la nouvelle est déplacé. Ce phénomène de mémoire a servi de transition à Nerval, à ce grand génie dont presque toutes les œuvres pourraient avoir pour titre celui que j’avais donné d’abord à une des miennes : Les Intermittences du Cœur. Elles avaient un autre caractère chez lui, dira-t-on, dû surtout au fait qu’il était fou. Mais, du point de vue de la critique littéraire, on ne peut proprement appeler folie un état qui laisse subsister la perception juste (bien plus qui aiguise et aiguille le sens de la découverte) des rapports les plus importants entre les images, entre les idées. Cette folie n’est presque que le moment où les habituelles rêveries de Gérard de Nerval deviennent ineffables. Sa folie est alors comme un prolongement de son œuvre ; il s’en évade bientôt pour recommencer à écrire. Et la folie, aboutissant