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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/256

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CHRONIQUES

comme celui de Sainte-Beuve, c’est que quand une George Sand ou un Fromentin ont des traits pareils, on ne soit tenté de les trouver « dignes de Virgile », ce qui ne veut rien dire du tout. De même, on dit aujourd’hui d’écrivains qui n’emploient que le vocabulaire de Voltaire : « Il écrit aussi bien que Voltaire ». Non, pour écrire aussi bien que Voltaire, il faudrait commencer par écrire autrement que lui. Un peu de ce malentendu règne dans la renaissance qui s’est faite autour du nom de Moréas. Ce n’est pas le seul. On mène grand bruit autour de Toulet qui vient de mourir ; tous ses amis au reste affirment, je le crois volontiers, que c’était un être délicieux. Et les gentils vers de lui que j’ai entendu citer, souvent fort gracieux, s’élèvent parfois à une véritable éloquence. Mais voilà-t-il pas que notre si distingué collaborateur M. Allard vient faire de la minceur même de son œuvre une raison pour qu’elle survive à jamais. Avec un si léger bagage, dit-il (à peu près), on se glisse plus aisément jusqu’à la postérité. Avec de pareils arguments, dirai-je à mon tour, il n’y a rien qu’on ne puisse prétendre. La postérité se soucie de la qualité des œuvres, elle ne juge pas sur la quantité. Elle retient les immenses Noces de Cana ou les Mémoires de Saint-Simon, aussi bien qu’un rondel de Charles d’Orléans, ou un minuscule et divin Ver Meer. Le raisonnement de M. Allard m’a fait par contraste penser à une phrase, tout opposée, inexacte, absurde, de Voltaire, une phrase si amusante quoique si fausse que je regrette de ne pas la citer exactement : « Le Dante est assuré de survivre ; on le lit peu. »

M. P.
N. R. F., juin 1921.

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