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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/39

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LES SALONS. LA VIE DE PARIS

qui me dit avec le poète : « Prends mon visage, essaye si tu le peux de le regarder en face ; je m’appelle ce qui aurait pu être, ce qui aurait pu être et qui n’a pas été. »

La grande-duchesse Vladimir s’est assise au premier rang, entre la comtesse Greffulhe et la comtesse de Chevigné. Elle n’est séparée que par un mince intervalle de la petite scène élevée au fond de l’atelier, et tous les hommes, soit qu’ils viennent successivement la saluer, soit que pour rejoindre leur place, ils aient à passer devant elle, le comte Alexandre de Gabriac, le duc d’Uzès, le marquis Vitelleschi et le prince Borghèse montrent à la fois leur savoir-vivre et leur agileté en longeant les banquettes face à Son Altesse, et reculent vers la scène pour la saluer plus profondément, sans jeter le plus petit coup d’œil derrière eux pour calculer l’espace dont ils disposent. Malgré cela, aucun d’eux ne fait un faux pas, ne glisse, ne tombe par terre, ne marche sur les pieds de la grande-duchesse, toutes maladresses qui feraient, d’ailleurs, il faut l’avouer, le plus fâcheux effet. Mlle Lemaire, si exquise maîtresse de maison, vers qui tous les regards sont tournés, dans l’admiration de sa grâce, s’oublie à écouter en riant le charmant Grosclaude. Mais au moment où j’allais esquisser un portrait du célèbre humoriste et explorateur, Reynaldo Hahn fait entendre les premières notes du Cimetière et force m’est de remettre à un de mes prochains « salons » la silhouette de l’auteur des Gaietés de la Semaine qui depuis, avec tant de succès, évangélisa Madagascar.

Dès les premières notes du Cimetière, le public le plus frivole, l’auditoire le plus rebelle est dompté. Jamais, depuis Schumann, la musique pour peindre