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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/40

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CHRONIQUES

la douleur, la tendresse, l’apaisement devant la nature, n’eut des traits d’une vérité aussi humaine, d’une beauté aussi absolue. Chaque note est une parole — ou un cri ! La tête légèrement renversée en arrière, la bouche mélancolique, un peu dédaigneuse, laissant s’échapper le flot rythmé de la voix la plus belle, la plus triste et la plus chaude qui fut jamais, cet « instrument de musique de génie » qui s’appelle Reynaldo Hahn étreint tous les cœurs, mouille tous les yeux, dans le frisson d’admiration qu’il propage au loin et qui nous fait trembler, nous courbe tous l’un après l’autre, dans une silencieuse et solennelle ondulation des blés, sous le vent. Puis M. Harold Bauer joue avec brio des danses de Brahms. Puis Mounet-Sully récite des vers, puis chante M. de Soria. Mais plus d’un est encore à penser aux « roses dans l’herbe » du cimetière d’Ambérieu, inoubliablement évoqué. Mme Madeleine Lemaire fait taire Francis de Croisset qui bavarde un peu haut avec une dame, laquelle a l’air de ne pas goûter la défense qui vient d’être ainsi édictée à son interlocuteur. La marquise de Saint-Paul promet à Mme Gabrielle Krauss un éventail peint par elle-même et lui arrache en échange la promesse qu’elle chantera : « J’ai pardonné » à l’un des jeudis de la rue Nitot. Peu à peu les moins intimes s’en vont. Ceux qui sont plus liés avec Mme Lemaire prolongent encore la soirée, plus délicieuse d’être moins étendue, et dans le hall à demi vidé, plus près du piano, on peut, plus attentif, plus concentré, écouter Reynaldo Hahn qui redit une mélodie pour Georges de Porto-Riche arrivé tard. « Il y a dans votre musique, quelque chose de délicat (geste de la main qui semble détacher l’adjectif) et de douloureux (nou-