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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/61

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LES SALONS. LA VIE DE PARIS

de Paris n’a pas suffi à la comtesse. Il lui a fallu l’exil effectif. Et c’est maintenant tout au fond d’Auteuil, presque à la porte de Boulogne, entre les platanes de la rue Théophile-Gautier, les marronniers de la rue La Fontaine et les peupliers de la rue Pierre-Guérin que, tous les jours, le « petit troupeau » de la comtesse, pour parler comme Saint-Simon à propos de Fénelon, est obligé d’aller trouver l’impérieuse amie qui, n’ayant besoin de personne, se soucie peu d’habiter une province incommode à tout le monde, et qui a voulu donner une nouvelle preuve de son dédain de l’humanité et de son amour pour les bêtes en allant s’installer dans un endroit où elle se disait qu’aucun être humain ne viendrait peut-être, mais qu’elle pourrait soigner ses chiens ; car c’est ainsi, cette femme, qui dévouée, quand elle est amie, n’en a pas moins professé toute sa vie le plus complet détachement de toutes les affections humaines, qui a montré pour l’humanité un mépris de philosophe cynique, doutant de l’amitié, affectant la dureté, raillant la philosophie, cette femme abdique son impassibilité, humilie sa superbe devant les pauvres chiens boiteux qu’elle recueille. Pour les soigner, elle est restée un an sans se coucher. Bien qu’on puisse dire d’elle comme Balzac de la princesse de Cadignan, qu’« elle est aujourd’hui une des femmes de Paris les plus fortes sur la toilette », elle ne s’habille plus, se laisse, se fait engraisser, ne s’occupant plus que de ses chiens. Elle se relève d’heure en heure toutes les nuits pour soigner une pauvre chienne épileptique qu’elle arrive à guérir. Elle ne sort que pour eux, aux heures où cela leur plaît, comme la grande artiste son amie, Mme Madeleine Lemaire, qui n’était allée à l’Exposition qu’une seule fois,