Aller au contenu

Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
66
CHRONIQUES

Guerne chanter devant un pur technicien de la musique, professant l’horreur du monde et, même au concert et au théâtre, constatant non sans tristesse combien il est rare d’entendre bien chanter. Je ne crois certes pas qu’il s’imaginât entendre en Mme de Guerne une femme du monde plus ou moins agréablement douée par le chant.

Il avait reçu le témoignage ou les impressions de trop de grands et purs artistes. Il croyait entendre une vraie, une grande chanteuse, mais semblable à bien d’autres dont la réputation l’avait attiré, et le talent l’avait déçu. Mme de Guerne chanta. Debout, dans une attitude immobile à laquelle son masque dramatique et son regard inspiré donnaient une sorte de caractère pythique elle laissa échapper, comme de calmes orages, des notes qui semblaient, pour ainsi dire, extra-humaines. Je dis qu’elle les laissait échapper, car les voix des autres chanteurs sont des voix appuyées à la gorge, à la poitrine, au cœur, qui semblent garder de l’émouvant contact quelque chose d’humain, presque de charnel, et si matérielles qu’elles soient, ne viennent à nous que comme un parfum qui traînerait avec lui quelques pétales de la corolle arrachée. Rien de tel en Mme de Guerne. C’est probablement l’unique exemple d’une voix sans support physique, d’une voix non seulement pure, mais tellement spiritualisée qu’elle semble plutôt une sorte d’harmonie naturelle, je ne dirai même pas les soupirs d’une flûte, mais d’un roseau dans le vent. Devant la production mystérieuse de ces sons indéfinissables, le musicien dont je parlais restait immobile, en un sourire extasié. La chanteuse cependant continuait d’égrener « l’éblouissant essaim des notes inégales ».