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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/69

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LES SALONS. LA VIE DE PARIS

Mais peut-on parler d’une chanteuse devant cette harmonie qui semblait moins produite par un artifice humain qu’émanée d’un paysage et faisait dans sa grâce antique, invinciblement penser aux vers d’Hugo :

Viens, une flûte invisible
Soupire dans les vergers.
La chanson la plus paisible
Est la chanson des bergers.

Mme de Guerne ne serait pas l’émouvante chanteuse d’aujourd’hui si c’était simplement d’un calme paysage grec que sa voix semblât la voix. Non, c’est plutôt d’un paysage lunaire de Monticelli que d’un paysage de Théocrite qu’elle semble exprimer l’état d’âme, et elle est plutôt la musicienne du « silence » de Verlaine que de Moschus. Par là le charme antique de cet art prend quelque chose d’étrangement moderne. Et sans doute il n’y a rien qu’elle interpréterait aussi bien que le Clair de lune, de Fauré, ce merveilleux chef-d’œuvre.

Aucune musique, on serait presque tenté de dire aucune diction, n’intervient ici pour rendre le sentiment qui n’est confié qu’à la qualité impressionnante du son. C’est la suprême distinction de cet art d’éviter les nuances faciles et les transitions banales. Il n’en est pas moins profond. Effacez la noble cendre qui couvre volontairement ces notes, pareilles à des urnes d’argent : vous y trouverez pieusement encloses et fidèlement gardées toutes les larmes du poète.

Ceux qui ont une fois entendu Mme de Guerne ne peuvent tromper qu’avec bien peu d’autres voix l’ennui de ne plus entendre la sienne et aucune ne