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CHRONIQUES

Mais comme elle est loin ! Que de fois je n’ai pu l’écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu’il y a de décevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux et à quelle distance nous pouvons être des choses aimées au moment où il semble que nous n’aurions qu’à étendre la main pour les retenir. Présence réelle — que cette voix si proche — dans la séparation effective. Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle. Bien souvent, l’écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui m’étreindrait un jour, quand une voix reviendrait ainsi, seule et ne tenant plus à un corps que je ne devrais jamais revoir, murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu pouvoir embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.

Je disais qu’avant de nous décider à lire, nous cherchons à causer encore, à téléphoner, nous demandons numéro sur numéro. Mais parfois les Filles de la Nuit, les Messagères de la Parole, les Déesses sans visage, les capricieuses Gardiennes ne veulent ou ne peuvent nous ouvrir les portes de l’Invisible, le Mystère sollicité reste sourd, le vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur, — Gutenberg et Wagram ! — qu’elles invoquent inlassablement, laissent leurs supplications sans réponse ; alors, comme on ne peut pas faire de visites, comme on ne veut pas en recevoir, comme les demoiselles du téléphone ne nous donnent pas la communication, on se résigne à se taire, on lit.