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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/93

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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes, les Toutes-Puissantes par qui les visages des absents surgissent près de nous, sans qu’il nous soit permis de les apercevoir ; nous n’avons qu’à appeler ces Danaïdes de l’Invisible qui sans cesse vident, remplissent, et se transmettent les urnes obscures des sons, les jalouses Furies qui, tandis que nous murmurons une confidence à une amie, nous crient ironiquement : « J’écoute ! » au moment où nous espérions que personne ne nous entendait, les servantes irritées du Mystère, les Divinités implacables, les Demoiselles du téléphone ! Et aussitôt que leur appel a retenti dans la nuit pleine d’apparitions, sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger — un bruit abstrait, — celui de la distance supprimée, et la voix de notre amie s’adresse à nous.

Si, à ce moment-là, entre par sa fenêtre et vient l’importuner pendant qu’elle nous parle, la chanson d’un passant, la trompe d’un cycliste ou la fanfare lointaine d’un régiment en marche, tout cela retentit aussi distinctement pour nous (comme pour nous montrer que c’est bien elle qui est près de nous, elle, avec tout ce qui l’entoure à ce moment-là, ce qui frappe son oreille et distrait son attention) — détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, mais d’autant plus nécessaires à nous révéler toute l’évidence du miracle, — traits sobres et charmants de couleur locale, descriptifs de la rue et de la route provinciales sur lesquelles donne sa maison, et tels qu’en choisit un poète quand il veut, en faisant vivre un personnage, évoquer autour de lui son milieu.

C’est elle, c’est sa voix qui nous parle, qui est là.