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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

attention et la détourner de ce que j’ai à vous dire, je l’écarterai comme Ulysse écartait de l’épée les ombres pressées autour de lui pour implorer une forme ou un tombeau.

Aujourd’hui je n’ai pas su résister à l’appel de ces visions que je voyais flotter, à mi-profondeur, dans la transparence de ma pensée. Et j’ai tenté sans succès ce que réussit si souvent le maître verrier quand il transportait et fixait ses songes, à la distance même où ils lui étaient apparus, entre deux eaux troublées de reflets sombres et roses, dans une matière translucide où parfois un rayon changeant, venu du cœur, pouvait leur faire croire qu’ils continuaient à se jouer au sein d’une pensée vivante. Telles les Néréides que le sculpteur antique avait ravies à la mer mais qui pouvaient s’y croire plongées encore, quand elles nageaient entre les vagues de marbre du bas-relief qui la figurait. J’ai eu tort. Je ne recommencerai pas. Je vous parlerai la prochaine fois du snobisme et de la postérité, sans détours. Et si quelque idée de traverse, si quelque indiscrète fantaisie, voulant se mêler de ce qui ne la regarde point, menace encore de nous interrompre, je la supplierai aussitôt de nous laisser tranquilles : « Nous causons, ne nous coupez pas, mademoiselle ! »

Marcel Proust.
Le Figaro, 20 mars 1907.