Aller au contenu

Page:Maupassant - Boule de suif, 1902.djvu/226

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
214
le bonheur

magnifique, avec la sensation que j’étais au bout du monde. Point d’auberges, point de cabarets, point de routes. On gagne, par des sentiers à mulets, ces hameaux accrochés au flanc des montagnes, qui dominent des abîmes tortueux d’où l’on entend monter, le soir, le bruit continu, la voix sourde et profonde du torrent. On frappe aux portes des maisons. On demande un abri pour la nuit et de quoi vivre jusqu’au lendemain. Et on s’assoit à l’humble table, et on dort sous l’humble toit ; et on serre, au matin, la main tendue de l’hôte qui vous a conduit jusqu’aux limites du village.

Or, un soir, après dix heures de marche, j’atteignis une petite demeure toute seule au fond d’un étroit vallon qui allait se jeter à la mer une lieue plus loin. Les deux pentes rapides de la montagne, couvertes de maquis, de rocs éboulés et de grands arbres, enfermaient comme deux sombres murailles ce ravin lamentablement triste.

Autour de la chaumière, quelques vignes, un petit jardin, et plus loin, quelques grands châtaigniers, de quoi vivre enfin, une fortune pour ce pays pauvre.

La femme qui me reçut était vieille, sévère et propre, par exception. L’homme, assis sur une chaise de paille, se leva pour me saluer, puis se rassit sans dire un mot. Sa compagne me dit :

— Excusez-le ; il est sourd maintenant. Il a quatre-vingt-deux ans.

Elle parlait le français de France. Je fus surpris.

Je lui demandai :

— Vous n’êtes pas de Corse ?

Elle répondit :