Aller au contenu

Page:Maupassant - Boule de suif, 1902.djvu/227

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
215
le bonheur

— Non ; nous sommes des continentaux. Mais voilà cinquante ans que nous habitons ici.

Une sensation d’angoisse et de peur me saisit à la pensée de ces cinquante années écoulées dans ce trou sombre, si loin des villes où vivent les hommes. Un vieux berger rentra, et l’on se mit à manger le seul plat du dîner, une soupe épaisse où avaient cuit ensemble des pommes de terre, du lard et des choux.

Lorsque le court repas fut fini, j’allai m’asseoir devant la porte, le cœur serré par la mélancolie du morne paysage, étreint par cette détresse qui prend parfois les voyageurs en certains soirs tristes, en certains lieux désolés. Il semble que tout soit près de finir, l’existence et l’univers. On perçoit brusquement l’affreuse misère de la vie, l’isolement de tous, le néant de tout et la noire solitude du cœur qui se berce et se trompe lui-même par des rêves jusqu’à la mort.

La vieille femme me rejoignit et, torturée par cette curiosité qui vit toujours au fond des âmes les plus résignées :

— Alors vous venez de France ? dit-elle.

— Oui, je voyage pour mon plaisir.

— Vous êtes de Paris, peut-être ?

— Non, je suis de Nancy.

Il me sembla qu’une émotion extraordinaire l’agitait. Comment ai-je vu ou plutôt senti cela, je n’en sais rien.

Elle répéta d’une voix lente :

— Vous êtes de Nancy ?

L’homme parut dans la porte, impassible comme sont les sourds.

Elle reprit :